La balance entre individu et collectif
La question de l'équilibre entre individu et collectif est à la fois cruciale et peu explorée. Omniprésente et subtile. Universelle et intime. A la lumière d'une conscience curieuse, elle devient surtout passionnante !
Elfi Reboulleau - cofondatrice du Village de Pourgues, autrice de contes philosophiques, du livre L'enfantement conscient et de “Qu’est-ce que l’âgisme” (à paraître en 2019). Elle est également musicienne, et partage des textes et son actualité sur son site.
Elle propose des immersions à Pourgues pour les personnes intéressées par l'éducation démocratique.
La question de l'équilibre entre individu et collectif est à la fois cruciale et peu explorée. Omniprésente et subtile. Universelle et intime. A la lumière d'une conscience curieuse, elle devient surtout passionnante !
A partir du moment où nous sommes plus d'un, nous formons un collectif.
Déjà à deux, il y a deux singularités en jeu, plus une entité couple. Avec des besoins pour le bien-être de chaque personne, plus des besoins pour le bon maintien de cette structure collective. Et cela vaut pour une famille, une communauté, une entreprise, un état, et même l'humanité entière ! Pour illustrer ces différents enjeux qui s'emboîtent, imagineons une famille nucléaire composée de Robert, Nadine et leur fils Sebastien.
Ils envisagent sérieusement de déménager. Nadine a très envie d'une maison individuelle, avec des voisins le plus loin possibe. Robert s'en fiche, ce qu'il veut, lui, c'est être au bord de la mer. Et la chose la plus importante pour Sebastien c'est d'avoir une chambre à lui, qu'il peut fermer à clé. L'important pour que la structure « famille nucléaire » se maintienne comme avant, est qu'il vivent tous les trois dans le même logement, dont le prix correspondra à leurs moyen. Dans l'idéal, ils trouvent une maison individuelle avec plusieurs chambres en bord de mer et pas trop chère. Mais il est fort possible que tous ces paramètres ne soient pas réunis. Va s'engager alors une forme de négociation entre les besoins de chacun et ceux de l'entité « famille ». Peut-être que pour maintenir cette entité, Nadine va finalement être d'accord avec le fait d'avoir des voisins, ou Robert de s'éloigner de la côte. Et peut-être pas, et ils envisageront d'avoir deux logements différents.
Cette danse entre les besoins du groupe et ceux des individus qui le composent passe encore souvent par le sacrifice inconscient de l'un ou des autres. Quelles sont les forces en jeu, peut-on imaginer une danse où qui ne lèserait ni le collectif, ni la personne ?
Ici à Pourgues, où la liberté individuelle est seule souveraine, chacun est libre de ses actes. Est-ce que cela signifie qu'il n'existe pas de sacrifice de l'individu pour le groupe, ni du groupe pour l'individu ? Non. Car tout ceci se passe en dessous du seuil de conscience. Ce qui est réjouissant, c'est d'observer que cet environnement permet largement d'avancer sur cette question.
Certaines personnes de part leur « éducation », leur rapport au monde, se sentent parfois obligées d'agir, même si cela leur coûte, qu'elles n'en ont profondément pas envie où qu'elles trouvent injuste de le faire. Prenons un exemple concret, celui du ménage. Une insuffisance apparaît. Une personne qui aura tendance à se sacrifier pour le bien-être du groupe pourra se dire : « Si personne ne fait le ménage, la maison est sale et en désordre et cela donne une mauvaise image, cela met en péril le collectif et le projet. Donc je vais me forcer à le faire parce-que c'est important. » Cela pourra être associé à des croyances du type : « Si je ne le fais pas, personne ne le fera car les autres n'ont pas le sens des responsabilités. Je dois porter cette charge même si j'aimerai qu'il en soit autrement. »
Cette personne aura pu prendre l'habitude, depuis l'enfance, de se sacrifier pour le bien du collectif. Elle pourra entretenir des croyances sur les autres qui justifient ce sacrifice. Et c'est là que l’altérité est une infinie richesse, vivre à nombreux permet de côtoyer des fonctionnements différents du sien, des réalités innattendues, qui viennent bouleverser ces croyances.
Si une telle personne prend conscience de ce mécanisme et décide de ne plus l'entretenir, soit de ne pas se forcer à faire le ménage, que se passera-t-il ? Il est probable que d'autres personnes prendront la main. Les croyances en amont du comportement sacrificielles ne tiennent plus. Cela ne veut pas dire que la personne à terme fera moins le ménage, mais qu'elle ne se forcera plus à le faire. Sa motivation de fond pourra être : « Tiens, il y a besoin et j'ai du temps, je le fais car cela me réjouis de contribuer au bon fonctionnement du collectif ».
L'inverse de l'exemple précédent existe aussi. Prenons le cas d'une personne qui a l'habitude de ne pas prendre en compte les besoins du collectif duquel elle fait partie. Face au constat d'un manque de ménage, elle pourra se dire : « Moi, je n'en ai pas envie. J'ai mieux à faire, je ne me sens pas d'humeur. » Et surtout : « D'autres le feront, de toute façon. ». Or, si tout le monde se dit ça, comment avancer ? La première personne se croyait indispensable au bon fonctionnement du collectif, et cette dernière croit pouvoir se dispenser d'agir pour lui. L'une croit devoir porter l'ensemble, l'autre croit pouvoir être portée par cet ensemble. Ni l'un ni l'autre ne sont viables, si l'on souhaite approcher de cette danse non sacrificielle.
Et pourtant, si nous avons des tendances plus ou moins marquées de par nos vécus respectifs, beaucoup d'entre-nous vivent encore ces deux types de biais, à des moments et à des degrés différents.
Nous construisons autre chose peu à peu, avec des briques nouvelles.
J'ai observé parfois d'autres tendances au sacrifice de l'individu, qui ne se sont pas installées tant notre culture de respect et de responsabilité est forte, mais qui restent instructifs.
Par exemple, au début nous avons utilisé l'unanimité pour un vote, au sujet de la décision impactante de l’accueil d'un nouveau membre. La situation était délicate car nous avions décidé de ne plus agrandir le groupe, mais qu'il s'agissait là du père de deux jeunes membres de 5 et 9 ans, et qu'il avait par ailleurs des compétences intéressantes à apporter au projet. L'ensemble du groupe était en accord sauf un individu. Eh bien quelle pression implicite a-t-il ressenti pour voter pour alors que, malgré tous les arguments avancés, son avis était opposé à cette décision ! En levant la main pour dire « oui » là où il pensait « non », il a pu avoir le sentiment de se sacrifier. Son témoignage par la suite nous a fait changer de procédure et abandonner tout vote à l'unanimité.
Autre petit exemple, lors de la préparation d'un événement, je me souviens que l'ensemble des participants étaient invités à se réunir pour faire un point et à faire des petits jeux pour stimuler la cohésion et la motivation. Certains membres étaient dans leur élément et ravi de ces propositions. J'observais que d'autres s'y contraignaient pour « faire partie du groupe », pour « ne pas casser la dynamique lancée par les organisateurs », pour « ne pas paraître rabas-joie ou être moins aimé ». J'ai encore en mémoire le visage d'une jeune-fille qui venait vraisemblablement de se lever et à qui la proposition dynamique de faire la danse de la victoire et de pousser de grands cris de motivation communs avait l'air de rebuter à ce moment là. Je regardais avec attention comment, en forçant comme elle pouvait un sourire et encouragée par ses camarades, elle le fit quand même. Il se trouve que, comme elle, je n'avais pas envie de ces pratiques à ce moment là. J'avais choisi de ne pas participer, et personne ne m'en a tenu rigueur. Nous avons eu ensuite une belle discussion à ce sujet, c'est aussi ce que permet la richesse des situations vécues ici.
En exemple inverse, celui d'un sacrifice du groupe pour l'individu, je pourrais citer les cas où un besoin, une sensibilité individuelle est érigée en règle alors même que cela impacte la vie du groupe et que la plupart des membres ne partage pas cette sensibilité. Imaginons par exemple une personne végan qui exigerait que la cuisine commune soit sans viande, en disant que sinon elle ne pourrait pas l'utiliser. Ce ne serait pas forcément viable, car cela obligerait l'ensemble du groupe à se contraindre à ce choix qui est, à la base, personnel. Du coup ce serait les personnes qui souhaitent manger des animaux qui seraient contraints de manger ailleurs, et si une autre personne vient à réclamer vivement une vaisselle casher par exemple, on voit bien à quel point imposer les particularismes devient compliqué.
Est-ce que cela signifie que nous devons renoncer à nos particularités et viser l'uniformité ? Non, sinon nous rebasculons dans du sacrifice. Cela signifie que nous pouvons nous responsabiliser de nos choix individuels en aménageant des solutions qui respectent nos préférences personnelles sans les imposer à d'autres.
Un autre exemple serait d'agir selon une envie personnelle en ne tenant pas compte des besoins du collectif en tant qu'entité. Par exemple concrètement ici au village, nous n'avons pas le droit pour le moment de construire. Nous avons fait une demande de permis d'aménager qui ne nous sera accordé que plus tard, selon des conditions que nous ne connaissons pas encore avec précision. Nous nous sommes engagés en tant que groupe à ne rien construire tant que nous n'aurons pas d'autorisation. Sans cet engagement ferme, notre lien avec l'administration était tendu, et nous construisons peu à peu un lien de confiance mutuelle. Imaginons que demain un villageois ait trop envie d'avancer sur un projet précis, et décide de son propre chef de construire une cabane sur le terrain. Cela viendrait nourrir un besoin chez lui, mais mettrait clairement l'ensemble du projet en péril. Ce serait sacrifier le groupe pour l'individu.
Là aussi, une autre voie serait à imaginer, qui prenne en compte le besoin de l'individu sans mettre le projet en péril.
Les pas de cette nouvelle danse, respectueuse de chaque élément ainsi que de l'ensemble, nous les apprenons en les posant. En se marchant accidentellement sur les pieds, en glissant, en se trompant parfois... et puis tout à coup en tournoyant, en se laissant inspirer, en touchant du doigt une certaine fluidité. Une exploration continue !
Quand MON argent devient DE l'argent
Bienvenue dans le paradigme de la transparence et de la démocratie financière.
Pour vivre en démocratie, c'est important de savoir où est le pouvoir et ce qu'on en fait, pour que les citoyens puissent critiquer et questionner l'exercice du pouvoir. Pour ma part, publier l'information sur la richesse que je détiens et ce que j'en fais est un acte politique que j'aimerais voir se répandre.
Bienvenue dans le paradigme de la transparence et de la démocratie financière.
Ramïn Farhangi - cofondateur de l'école dynamique et du Village de Pourgues. Auteur du TEDx et du livre "pourquoi j'ai créé une école où les enfants font ce qu'ils veulent" (à paraître chez Actes Sud en septembre 2018). Ramïn propose une formation pour les porteurs de projets d'écoles et de villages d'inspiration Sudbury.
Un village qui réussit le pari de la confiance en chacun
Le Village de Pourgues est une expérimentation sociale où nous faisons le pari de la confiance en l'individu. Nous partons du principe simplissime que chacun est libre de faire ce qu'il veut quand il veut. Chacun agit de par le sens qu'il donne lui-même à son action, et non une direction qui lui serait imposée par des forces qui lui échappent. Plus de crèche, plus d'école, plus de travail, plus de 35h, plus de contrat de location, plus de supermarché, plus de vacances, plus de retraite… Bref, on casse tout ces codes et on recommence.
Le résultat semble autant relever du miracle que du bon sens : nous sommes vivants. Il semblerait que lorsqu'on fait confiance en l'individu, celui-ci est digne de cette confiance. L'activité économique montre des débuts prometteurs pour nous sortir de la dépendance financière. Le ménage est fait, le potager est jardiné, les arbres sont plantés, les habitats sont construits, les articles sont écrits, les enfants mûrissent… Les choses vont globalement bien.
Confiance en l'individu… même pour la contribution financière ?!
Nous avons une manière inhabituelle d'assurer notre santé financière. Nous vivons quelque part à mi-chemin entre le chacun-pour-soi et la mutualisation totale. Nous avons opté pour la mutualisation volontaire, selon ce que chacun est prêt à mettre dans le pot commun. Plutôt que de demander à chacun d'apporter un montant lié à la taille de sa chambre et ce qu'il consomme, chacun contribue autant qu'il veut, que ce soit pour l'apport initial ou mensuel. Les habitants étant tous au fait des besoins financiers du village, chacun est conscient de sa part de responsabilité et va faire de son mieux pour garantir la continuité et la prospérité de son propre lieu de vie.
Jusqu'au-boutistes que nous sommes dans cette logique, nous avons réuni l'équipe de départ sans même demander à chacun ce qu'il serait prêt à apporter. Avec un peu de négociation et beaucoup de chance, nous avons réussi à réunir les 1 030 000 € dont nous avions besoin pour acquérir le lieu vers fin 2016. Pile poil !
Parmi les 22 habitants, 8 n'avaient pas les moyens de contribuer à l'apport initial. 14 personnes ont donc amené 630 000€ ventilés ainsi : j'ai apporté 470 000€ (75% de l'apport), une personne a apporté 40 000€, deux autres 20 000€, et les 10 autres 5 000€ ou 10 000€.
Pour les 400 000€ restants, nous les avons empruntés, dont 300 000€ au vendeur du lieu (à rembourser sur 15 ans), et 100 000€ à 2 personnes de notre entourage (à rembourser d'ici 2022).
Pour ce qui est de la contribution mensuelle, j'apporte 1800€ par mois, une autre personne apporte 1200€, 16 habitants apportent entre 200€ et 500€ chacun, et 4 personnes n'ont pas les moyens de contribuer. Ce pot commun d'environ 9 000€ mensuels nous permet de payer le remboursement du prêt, nos charges d'habitation, notre alimentation, l'achat et l'entretien de nos équipements… bref, les dépenses de base pour une grande famille de 22 adultes et 9 enfants (c'est-à-dire 290€ par personne, pour ceux d'entre vous qui auraient réagi de manière épidermique : "9 000€ ! C'est énorme !").
La transparence financière et la mutualisation volontaire, c'est politique.
Peut-être avez-vous été surpris, voire choqués en voyant que je parle ainsi de notre argent, et surtout de mon argent. Lorsqu'on se place depuis le paradigme établi, c'est tout à fait normal. Mes parents sont d'ailleurs les premiers à être attristés et choqués de mon hyper-transparence financière, et c'est à l'encontre de leurs remarques et demandes insistantes que je partage pourtant publiquement ces informations habituellement privées.
Aujourd'hui, c'est indécent de parler d'argent, surtout lorsqu'on en a plus que la moyenne. On se méfie du riche et on ressent un vif sentiment d'injustice par rapport au fait qu'une minorité de nantis vit dans l'abondance financière alors que des millions de personnes n'ont accès qu'au minimum vital. Une des nombreuses contributions à la construction de cette culture est le manifeste du parti communiste de 1847 dont voici deux extraits :
"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes."
"La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent.
La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse."
Au moins depuis Marx, l'idée selon laquelle les pauvres, les moyens et les riches vivent un permanent rapport de force est monnaie courante. La possession de richesse financière est illégitime et immorale, et la seule issue possible serait une révolte du peuple. C'est donc perçu comme indécent voire même dangereux de divulguer ce qu'on a. Le riche est le bouc émissaire sur lequel on peut jeter la responsabilité de nos maux, et des propositions de les déposséder sont d'ailleurs proférées tous les cinq ans par des candidats à la présidentielle, étonnamment sans que cela soit perçu comme illégitime ou violent.
C'est bien dommage qu'on en soit arrivé là, au point que l'argent soit devenu si tabou que presque personne n'ose en parler. Pourtant, l'argent que chacun détient est une information suffisamment impactante sur la société pour qu'elle soit rendue plus disponible. L'argent est un pouvoir de donner vie à des projets. Et pour vivre en démocratie, c'est important de savoir où est le pouvoir et ce qu'on en fait, pour que les citoyens puissent critiquer et questionner l'exercice du pouvoir. Pour ma part, publier l'information sur la richesse que je détiens et ce que j'en fais est un acte politique que j'aimerais voir se répandre. Ceci étant dit, le droit à une vie privée reste un fondamental, et je ne vais évidemment pas jusqu'à proposer que cela soit obligatoire d'être transparent.
Cette transparence surprenante commence déjà à porter ses fruits. Lors de la dernière formation que j'ai proposée en octobre, j'ai reçu 13 participants. Deux personnes m'ont dit avoir été particulièrement inspirées par cet acte. L'un d'entre eux est venu me voir en privé pour en discuter davantage. Héritier d'une fortune importante, il se retrouve avec la pesante responsabilité de devoir en faire bon usage.
Vivant avec la même préoccupation, je lui ai partagé mon état d'esprit, celui d'avoir transformé MON argent en DE l'argent. Cela ne veut pas forcément dire qu'il cesse d'être légalement marqué à mon nom. Plutôt que de le voir comme "à moi, moi, moi", je me vois plutôt détenir un pouvoir de décision sur CET argent qui n'appartient réellement à personne. Chaque euro dépensé, chaque euro placé revêt un sens, une dimension politique plus vaste que celui d'assouvir mes lubies et petits plaisirs.
Plutôt que d'opter pour une dépossession pure et simple, je vis plutôt un changement de posture vis-à-vis de cet argent. Est-ce que mon objectif est qu'il grandisse et soit transmis à la prochaine génération de la dynastie Farhangi ? Est-ce que le placement immobilier en grande ville et le placement financier dans un fonds d'assurance vie en "bon père de famille" est ce qu'il y a de mieux à faire ? Je ne pense pas. Placer son argent ainsi, c'est faire preuve d'aucune innovation et donc contribuer à perpétuer le cours actuel des choses. C'est abdiquer l'intégralité de son pouvoir de création à la logique capitaliste aveugle qui perdure et qui nous mène collectivement vers l'effondrement d'un système à bout de souffle.
Dépenser et placer son argent en conscience, c'est contribuer à une souhaitable transition économique et écologique (désolé pour ceux qui voient ça comme de la langue de bois récupérée à tort et à travers, mais je n'ai pas trouvé de meilleur terme pour nommer ce que j'essaie d'expérimenter et d'incarner concrètement au quotidien). Déplacer du capital de "appartement parisien" ou "fonds d'investissement" vers "éco-lieu pionnier" ou autre "projet local/écologique/éthique" est une manière de transformer le monde.
Une de mes sources d'inspiration a été Mohammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank au Bangladesh, premier institut de micro-crédit, auteur de "Vers un nouveau capitalisme". Je recommande vivement ce livre à tous ceux qui ont le pouvoir d'investir. Yunus propose d'arrêter de chercher aveuglément la maximisation du profit, et plutôt aller vers la maximisation de l'impact social et écologique. Pour engendrer un impact social maximal, il propose de viser un rendement financier de 0%. C'est ainsi que la croissance sera réellement entre les mains de ceux qui font et qu'elle cessera d'être accaparée par une minorité de nantis.
Vers une société plus altruiste
La vision plus globale que je nourris par cet acte est une transition vers une société où le don, l'altruisme, la philanthropie seront l'évidence même pour vivre et fonctionner ensemble. Et pour être cohérent avec cet idéal, je plaide aussi pour que cette transition se fasse sans violence. Cela exclut toute forme d'impôt car le fait de prendre aux "riches" et aux "moyens" sans leur consentement est loin d'être altruiste en soi. Puriste que je suis du non-sacrifice de soi, je trouve cela contradictoire de parler de liberté et de démocratie au sein d'un espace où on ne sait pas procéder autrement que par le vol pour que la société tienne debout.
Je suis convaincu qu'un système de contribution volontaire pourrait remplacer le système d'imposition à plus grande échelle. Pour effectuer une telle transition, cela nécessite de faire un gigantesque saut de paradigme en prenant conscience du fait qu'on peut faire confiance à 95% des gens et absorber aisément les 5% de "profiteurs". En tous cas, c'est ce qu'on essaie pour l'instant à petite échelle, et ça marche.
Aujourd'hui encore, il paraît impensable que des riches, des moyens et des pauvres puissent volontairement coopérer, vu qu'ils seraient voués à se battre les uns contre les autres (cf Marx). Avec le Village de Pourgues, j'espère avoir co-créé un lieu qui ne s'inscrit ni dans la tradition capitaliste où chacun cherche à maximiser ses revenus quels que soient les dommages causés, ni dans la tradition Marxiste qui consiste à alimenter la révolution du prolétariat par le rapport de force. Notre village est fondé sur un paradigme d'écologie financière et humaine en rupture avec ce que nous avons l'habitude de voir. Par sa pratique de mutualisation transparente, sans violence et sans rapport de force, le Village de Pourgues est un des nombreux exemples locaux qui propose une réponse aux deux problèmes globaux du siècle :
Un mode de vie écologique qui cesse de puiser les ressources de la planète au-delà de ce qu'elle peut régénérer.
Une mutualisation des richesses par la contribution volontaire (et non imposée) au pot commun.
Je finirai sur cette citation de Henry David Thoreau (Résistance au gouvernement civil, 1849) :
"La meilleure chose qu'un homme puisse faire pour sa culture, lorsqu'il est devenu riche, c'est d'essayer de réaliser les idéaux qu'il entretenait lorsqu'il était pauvre."
Tout change
Je me dis qu'on devrait tous faire un stage d'art martial dans notre collectif. Parce que le collectif, c'est du sport. D'une certaine façon, on n’arrête pas de se prendre des coups. Et on n’a jamais appris comment les recevoir. Et si on faisait un stage d'art martial, on pourrait peut-être apprendre à mieux les absorber, apprendre à tomber, se relever, et remonter sur le ring.
Hélène Marquer - habitante du Village de Pourgues. Hélène a étudié la sociologie et le management des médias. Elle s'est vite rendue compte qu'elle ne tiendrait pas derrière un bureau. Elle a donc pris la caméra pour réaliser des vidéos sur la permaculture (pour l'association UCIT), l'éducation démocratique et d'autres sujets qui lui tiennent à cœur. La voici maintenant à Pourgues à la recherche de son artiste intérieur. Au village, elle s'amuse à organiser mariage, Guinguette, coudre des toiles de yourtes et des coussins, et danser quand elle peut !
En direct de ma jolie maison en bois, face aux montagnes, je sens que c'est le moment de me retrousser les manches. Après quelques postures de yoga, me voilà enfin prête à écrire ces quelques lignes qui peinent à accoucher. Je me sens fatiguée et je me dis que je devrais moi-même utiliser cette affirmation que je m'apprête à taper sur mon clavier :
Toute personne qui intègre un collectif devrait faire un stage de Tai Ho Jutsu.
(ou de kung fu, ou tout autre art martial). Moi je dis Tai Ho Jutsu car c’est l’art martial que j’ai rencontré un jour de pluie dans le bois de Vincennes.
Le tourbillon
Il y a quelques années (ça ne fait pas si longtemps), je vivais dans le tourbillon de mes émotions, tantôt menée par une forte excitation, tantôt emportée par la peur, allant jusqu'à la dépression. Dépression – excitation – dépression – excitation. A cette époque, j'aimais les sensations fortes et je comprends qu'une de mes attractions préférées demeurait « Les montagnes russes ». Ah ah, ce devait être une simple allégorie de mon état intérieur.
En allant vivre à Paris, grâce à de précieuses rencontres, je me suis mise à la sophrologie puis, à la méditation. Petit à petit, j'affinais la connaissance de moi-même. Encore dans cet état fébrile, je me souviens du jour de mes 28 ans. Cela faisait quelques années que fêter mon anniversaire m'angoissait au plus haut point. Ce jour là avait lieu un stage de Tai Ho Jutsu organisé par mon professeur de sophrologie, tout près de chez moi, dans le bois de Vincennes. J'étais tellement indécise que je n'avais pu donner une réponse claire quant à ma venue. Je m'étais finalement décidée ½ heure avant le stage en pesant le pour et le contre, tantôt à l'aide de mon tarot des couleurs, tantôt de mon pendule, après avoir appelée trois fois une amie pour lui demander son avis et pleuré un bon coup en me morfondant sur mon triste sort et mon pathétisme à ne pas savoir me décider. Bref, comme d'habitude, j'arrivais donc trente minutes en retard, les yeux rouges et en sueur, ayant oublié mon pique-nique et complètement stressée.
Nous étions une petite quinzaine, et nous nous sommes réunis, deux par deux, sous les arbres. Je me suis retrouvée face à un gros gars qui faisait deux têtes de plus que moi, bien baraqué et videur de boîte de nuit. Littéralement, nous devions nous exercer à nous donner des coups. Pour info, le Tai Ho Jutsu est une synthèse d'arts martiaux créée spécialement par la police japonaise. Autant dire que ça envoie du lourd. Pour la première fois, je me suis littéralement mise à prendre des coups (et à en donner accessoirement). Ce fut un choc. Au début, ça faisait mal, mon corps n'aimait pas ça. Au bout de la troisième fois, cela ne me faisait plus aussi mal. J'apprenais à accepter le choc. Je ne veux pas dire ici que l'idée était de devenir sado-masochiste (quoique je n'ai pas suffisamment étudié la question pour savoir si cela me plairait). Mais plutôt d'apprendre à prendre des coups. A un moment, mon enseignant, m'a aussi dit que j'avais tendance à anticiper les coups alors que l'on ne m'attaquait même pas.
Le soir, dans mon lit, j'étais toute courbaturée mais pleine d'énergie. Ce stage m'avait tellement reboostée que j'avais passé une belle journée d'anniversaire. Le yeux fixés au plafond, je faisais le bilan de ce stage.
J'ai alors réalisé deux choses :
La première : je n'ai jamais appris à prendre des coups sans avoir mal. (Et accessoirement, je n'ai jamais appris à tomber.)
La deuxième : mon corps parle pour moi. Ma posture physique dans le combat reflète ma posture dans la vie. J'anticipe des coups alors que personne ne m’attaque.
Voilà donc pourquoi je me dis qu'on devrait tous faire un stage d'art martial dans notre collectif. Parce que le collectif, c'est du sport.
D'une certaine façon, on n’arrête pas de se prendre des coups. Et on n’a jamais appris comment les recevoir. Et si on faisait un stage d'art martial, on pourrait peut-être apprendre à mieux les absorber, apprendre à tomber, se relever, et remonter sur le ring.
Je n’arrête pas de prendre des coups ? Comment ça ?
Ici, je ferais ma petite théorie à moi qui vaut ce qu'elle vaut. J'ai constaté que quand je participe à un CoVi (Conseil de Village) ou un CEA (Comité d'Enquête et d'Arbitrage), ou d'autres réunions collectives, je ressens beaucoup d'émotions. Il m'est même arrivé à plusieurs reprises de sortir et d'être épuisée comme après un combat sur un ring de boxe. Aussi, dans les interactions du quotidien, j'ai sans cesse l'impression de recevoir un grand nombre de messages : les nouvelles idées de certains ; leurs appréhensions ; leurs peurs ; leurs projets ; leurs espoirs ; leurs priorités etc.
Chacun de ces messages peut-être vécu pour moi comme un coup qu'on me donne. Ces nouvelles données viennent donner un coup de pied dans la fourmilière de mon corps, bouleverser mes évidences, mes visions, les projections que j'avais faites.
J'ai constaté que la première attitude que j'ai face à une nouveauté, dans 80% des cas, c'est : de la peur. B. et J. veulent construire leur maison et il y aurait un chantier participatif avec 30 personnes. Feu rouge, feu rouge, feu rouge. Un grand feu rouge s'allume au croisement de la 25è avenue et la 10è rue de mes neurones. Une foule de questions se précipite à la porte de ma bouche « mais comment on va faire ça ? Ce fera trop de monde, pas les infrastructures etc. ». Le scénario catastrophe hollywoodien se met en marche dans ma tête avec un tremblement de terre à la fin et des dinosaures qui surgissent. Bref, je me rétracte. Cela vient bouleverser la vision que j'ai à ce moment là de la vie à Pourgues. Une nouvelle donnée surgit et mon système est grillé. Ça fait des étincelles, au secours, je vais exploser !
A ce moment là, mon esprit aurait envie d'un carillon japonais. Aucun bruit, juste le bruissement doux du vent dans les feuilles de bambous. Calme et stabilité. Que rien ne bouge, que rien ne change. Cela m'est tellement rassurant. Petit panda, je pourrais simplement me balancer, accrochée à mon bambou.
Mais je suis toujours rattrapée par le contraire : tout change tout le temps !
Jeudi. Il fait beau. Pour une fois, je suis seule dans la cuisine. Il est tout juste 16h. Je viens de finir le ménage, la cuisine est nickel. J'ai même nettoyé les plaques de cuisson, astiqué les plans de travail avec le vinaigre à la framboise. Ils brillent. J'ai fait du rangement, plus rien ne traîne. Tout est dans la boîte « objets trouvés ». Je suis tellement contente. Plénitude, petit soupir de réussite. Appuyée sur mon balais, je contemple les montagnes. Je suis tellement bien.
Je vais faire une sieste. Le repos du guerrier est bien mérité.
Je reviens dans la cuisine. Coup de poing.
Le commentateur prend le micro « Hélène est tombée KO sur le ring, va-t-elle se relever ?» L'arbitre montre son pousse et dit le premier chiffre : « 1 seconde ! ». La foule attend, en suspens.
Hélène regarde le plan de travail. Il est recouvert de farine. Une douce pluie de pâte à gâteaux goutte, des ustensiles sur la surface précédemment brillante. J. fait un grand sourire à Hélène « Je prépare un brownie pour le goûter ! ».
L'arbitre montre alors l'index et prononce le second chiffre : « 2 secondes, Hélène va t'elle se relever ? ». Hélène regarde la scène, regard dirigé vers le frigo : bébé Z, cul nul, lui sourit et se met à faire pipi sur le sol de la cuisine.
L'arbitre montre alors le majeur et prononce le troisième chiffre : « 3 secondes ! ».
Hélène ne se relève pas, c'en est trop pour Hélène, « Définitivement KO », crie l'arbitre dans le micro.
Oui, dans ces moments là, je suis définitivement KO. Et dans ma tête se bousculent des peurs, des colères, des exaspérations. Je prends un coup et je me rajoute de grosses baffes. Et une, et deux et trois ! Et même un bon coquard pour la route.
« J'ai fait tout ça pour rien ! Personne ne respecte rien ici ! Je déteste les gens qui font les gâteaux l'après-midi juste après le ménage. Définitivement, je hais les bébés. Puisque c'est comme ça, je n'en aurais pas. Et je déteste ces parents qui ne mettent pas de couches aux bébés. Et je déteste la vie en collectif car on ne peut vraiment pas compter sur les autres pour faire attention ! Et puisque c'est comme ça, je vais me casser et vivre toute seule dans une cabane en Alaska. Au moins je serais tranquille et personne ne me dérangera, jamais. Je ferais comme je veux, et merde ! »
Mais en fait, je voudrais quoi au juste ? Que la cuisine ressemble à un musée dans lequel chaque ingrédient serait sous une cloche en verre. Le sol éternellement brillant. Les pots éternellement remplis. Personne ne salirait le plan de travail avec de la farine, le sol avec de l'eau ou du pipi.
En fait ce serait génial car il n'y aurait pas un chat dans la cuisine et ça ne bougerait pas. En fait il n’y aurait même pas de cuisine et il n'y aurait personne. En fait, il n'y aurait pas de vie. Rien.
En fait ce serait juste euh.... mort.
Mort ???
Ok donc je dois accepter que tout change tout le temps car : c'est ça la vie.
Quand je suis seule dans mon espace, c'est facile à vivre. Chaque objet, il n'y a que moi qui le déplace. Ça n'impacte que moi si je laisse de la vaisselle traîner dans l'évier et je peux même laisser pourrir des ingrédients au frigo.
A partir du moment où je partage mon espace avec quelqu'un commencent à surgir plus d'incertitudes et de chaos dans mon ordre à moi : des objets, du désordre s'ajoutent. Je commence à prendre des coups dans mon univers contrôlé. Ce bel apollon dans mon lit bouleverse mon rythme de sommeil car il ronfle. Ça, c'est juste quand on est deux. Puis, on va vivre en collocation et constater que les incertitudes et les changements augmentent, puis en famille, avec l'arrivée des enfants.
Et puis vient l'étape collectif. Nous vivons à trente. Le changement se vit au quotidien puissance trente. Et il faut être bien accroché. Des fois je me demande même si un être humain est capable de s'adapter à autant de nouveautés au quotidien. A trente individus, l'univers spatial change en un rien de temps : il permet de rendre la bâtisse nickel en deux heures avec cinq personnes qui font le ménage. Mais il multiplie aussi en un rien de temps le nombre de tasses oubliées sur une table. Et ça donne vite une impression de chaos.
Ici je parle juste des effets matériels. Tout à fait visibles et évidents. Ajouter à cela les réflexions, les idées. Nous sommes trente individus différents avec nos envies différentes, nos idées différentes, nos émotions différentes. Au quotidien ne cessent de se succéder les nouvelles priorités des uns et des autres à l'agenda : par mail, dans les discussions etc ; ne cessent de se confronter les émotions ; les aspirations des uns et des autres.
Et des fois je me sens submergée : trop de nouveautés, trop de coups de pieds dans ma fourmilière. Ou peut-être que je devrais comparer cela à des tremblements de terre. La vie en collectif est pleine de petits tremblements de terre allant de 1 à 6 sur l'échelle de Richter. « Et nous avons des problèmes financiers ce mois-ci ! ». Le commentateur radio déclare : “Séisme d'amplitude 5 sur l’échelle de Richter. L'épicentre est situé en plein cerveau d’Hélène.” Ahhhhhh !!!
Je comprends donc pourquoi les entreprises fonctionnent avec une structure figée, une organisation muselée, une hiérarchie inébranlable. Parce que c'est bien plus simple pour ceux qui les gèrent, ça évite les tremblements de terre. Ou bien, on évite peut-être de considérer les coups que certains se prennent.
En fait, la vie, c'est le changement ! Chaque jour, chacun n'arrête pas de changer, dans ses centres d'intérêts, ses envies, ses émotions. Chacun grandit, vieillit, s'enrichit, se débarrasse de choses, en choisit d'autres. Tout change tout le temps. Rien qu'à regarder les arbres ou les fleurs, tout change tout le temps autour de nous dans la nature, rien de plus évident. Il pleut, il vente, il fait soleil, il neige.
Entraînement au changement pour tous !
Je me dis que ça mérite d'être entraîné. A Pourgues, on est déjà pas si mal ! Une des premières choses qu'on apprend ici c'est que n'importe quelle règle peut changer. Tout peut évoluer. Ce n'est pas parce qu'on s'est accordé sur quelque chose il y a trois mois que cela reste gravé dans le marbre des tables de loi de Pourgues pour les trois prochaines générations. D'ailleurs, Liliana, notre responsable du CoVi réimprime notre règlement chaque semaine. Il n'est jamais le même.
De mon côté, j'essaie aussi d'avancer. Avant (et cela arrive encore), je pouvais réagir au quart de tour sur une nouvelle idée : la prendre très au sérieux émotionnellement, laissant déborder ma peur ou mon appréhension. Ou bien j'avais besoin de m'investir dans chaque nouveau sujet, suivre tous les dossiers. Mais je me suis demandée si ce n'était pas une forme de contrôle. Et ça faisait trop pour moi.
Tout change tellement, que je ne peux pas suivre tous les trains en marche. J'ai donc décidé de rester sur le quai plus souvent ; et de lâcher prise. Si cela est vraiment important pour d'autres, je leur laisse le soin de le faire et leur fais confiance. En tous cas, je choisis de moins réagir au changement. J'esquive les coups. Ou je les absorbe sans qu'ils ne provoquent de douleur en moi. Ou bien j'observe les combats, sur le ring, au loin.
Voilà pourquoi je me dis que le Tai Ho Jutsu pourrait nous aider à absorber les nouveautés. Ça pourrait être une base pour aborder les coups d’une autre manière qu’en réagissant : « Ça fait trop mal, ça va me casser le bras ! ». On apprendrait aussi à tomber. Pour se rendre compte que ce n'est pas si terrible. On verrait peut-être aussi qu'on peut acquérir des réflexes qui nous permettraient de ne pas être autant affectée par les coups et par la chute.
Parce que si je me laisse tomber comme un sac à patates sur le pavé, je risque de me casser quelque chose. Mais si je tombe et me mets en boule, je n'en récolterais que quelques bleus, rien de plus. Et je me releverais, prête à remonter sur le ring pour un nouveau combat.
NB : J'avoue que cet article m'a un peu été soufflé pendant l'une de mes méditations. Pendant ce long stage de Vipassana, à force d’observer ma respiration et garder le silence, la pratique m’amène à découvrir cela : « Si tu observes la réalité dans ton corps, tu observes que tout change. Chaque sensation apparaît puis disparaît. Alors ça ne sert à rien d'y réagir ! » Il m'a semblé évident de faire le parallèle avec Pourgues, car, mine de rien j'ai une fâcheuse tendance à réagir... Mais bon, j'apprends...
Madame l'Inspectrice, créons une école démocratique publique en Ariège
Chère Madame, Notre échange du vendredi 23 mars fut d'une transparence et d'une sincérité étonnantes. Il a confirmé pour moi l'intérêt de se rencontrer pour coopérer sur nos intérêts communs, plutôt que de rester repliés sur nous-mêmes avec nos méfiances. Cet entretien m'a apporté de nouvelles clés de compréhension des enjeux que le service public vit en Ariège, et qui me préoccupent également. Le cadre que (…)
Ramïn Farhangi - cofondateur de l'école dynamique et du Village de Pourgues. Auteur du TEDx et du livre "pourquoi j'ai créé une école où les enfants font ce qu'ils veulent" (à paraître chez Actes Sud en septembre 2018). Ramïn propose une formation pour les porteurs de projets d'écoles et de villages d'inspiration Sudbury.
A l'attention de Madame l’Inspectrice de l’Éducation Nationale
Chère Madame,
Notre échange du vendredi 23 mars fut d'une transparence et d'une sincérité étonnantes. Il a confirmé pour moi l'intérêt de se rencontrer pour coopérer sur nos intérêts communs, plutôt que de rester repliés sur nous-mêmes avec nos méfiances.
Cet entretien m'a apporté de nouvelles clés de compréhension des enjeux que le service public vit en Ariège, et qui me préoccupent également. Le cadre que vous avez posé plusieurs fois pour guider notre discussion (les 3 niveaux de responsabilité) m'a inspiré, et je vais le reprendre ici pour proposer des solutions qui pourraient mener à un résultat où tous les acteurs sortiraient gagnants.
(note : pour faire court, lorsque je mentionne "nous" ou "les familles" dans ce qui suit, je parle spécifiquement des "familles ayant fait le choix d'une approche éducative notamment inspirée de Sudbury Valley School, où les enfants évoluent dans un milieu immersif de vie collective en démocratie, sans qu'on leur propose le suivi d'un programme scolaire")
1) La responsabilité des familles
Nous avons identifié l'origine du désaccord profond qui persiste quant à deux visions possibles de l'exercice d'une responsabilité d'instructeur. L'une propose qu'instruction rime avec enseignement par un expert et suivi progressif des apprentissages ; l'autre propose que l'apprenant est déjà doté de dispositions spontanées pour prendre en main son instruction, selon une démarche qui lui est propre. L'une propose qu'une instruction sur certains domaines ne peut se faire que lors de certains âges sensibles ; l'autre propose qu'il n'y a pas d'âge plus propice qu'un autre, quelle que soit la compétence travaillée, y compris pour la motricité fine, la lecture et l'écriture. Ces deux hypothèses radicalement différentes expliquent pourquoi d'une part, il est nécessaire d'exercer un contrôle permanent de l'instruction, et que d'autre part, on peut laisser l'enfant vaquer à ses occupations et vivre avec la confiance qu'il apprendra en temps voulu tout ce qu'il a besoin d'apprendre pour devenir un citoyen libre.
De notre côté, il n'y a donc pas (je vous cite) "de malentendu entre éducation familiale et instruction". Notre confiance en l'enfant pour diriger sa propre instruction se base sur une pratique qui a une longue histoire en France (notamment au sein de l'école publique, voir Bernard Collot et l'école du village de Moussac), et partout dans le monde. Nous la pratiquons aujourd'hui en âme et conscience, et Summerhill nous donne au moins un siècle de recul. Nous assumons totalement les conséquences d'avoir choisi une pratique aussi différente de la norme établie. Certains y voient un pari risqué sur l'avenir de nos enfants, alors que d'autres voient l'approche conventionnelle comme un pari tout aussi risqué.
La notion de "risque" et de "responsabilité en matière d'instruction" est donc relative. Il est ainsi raisonnable d'accorder un respect égal à la conception que chaque individu s'en fait. Je suis ravi que nous ayons pu atteindre un tel niveau de clarté, de tolérance et même de respect vis-à-vis de nos visions respectives, si différentes, et dont la coexistence pacifique est pourtant tout à fait possible et bénéfique au sein d'une République inclusive d'une pluralité de convictions et de sensibilités.
2) Votre responsabilité d'inspectrice
Notre échange a eu un enjeu crucial de mon point de vue : celui de clarifier le niveau de confiance et de liberté qu'accorde l'administration française aux familles. J'ai compris des choses que je n'avais jamais entendues de la bouche d'un représentant de l’État, qui viennent utilement clarifier que notre choix éducatif est tolérable, malgré les mises en gardes que vous vous devez de nous apporter.
En fait :
Un premier avis négatif est presque systématique lorsque vous constatez cette approche éducative, car dans l'absence de certains éléments demandés par votre protocole (traces écrites, suivi précis de la progression de l'enfant...), c'est tout simplement la logique à suivre (je note, au passage, que ce protocole n'est pas suivi partout en France, mais plutôt spécifique à l'Ariège). Si vous donnez un avis positif malgré ces manquements, cela pourrait vous être reproché. En essayant de voir le côté positif de cette contrainte administrative d'un deuxième rendez-vous, on pourrait dire que c'est une manière de se voir plus souvent afin de cultiver notre lien de confiance.
Un deuxième avis négatif est aussi systématique lorsque vous n'avez pas eu d'éléments supplémentaires (traces écrites et suivi demandés) et que vous n'avez pas pu constater une progression de l'enfant sur les compétences évaluées sur les exercices. Une fois de plus, si vous donnez un avis positif, on pourrait vous reprocher de ne pas faire votre travail correctement. Le plus souvent, vous êtes conciliantes et vous mettez la famille en demeure jusqu'à l'année d'après, en lui demandant de vous fournir suffisamment d'éléments la prochaine fois, en préparant un peu de français, de maths, de travaux écrits, d'exposés, etc.
L'année d'après, vous arrivez parfois à obtenir cela de la famille, mais en général, elles ne sont pas prêtes à demander à leur enfant de faire des choses uniquement pour correspondre aux attentes d'une inspection, car ce serait compromettre le principe de base de notre approche : que l'enfant a les pleins pouvoirs sur sa propre vie et agit sur la base de sa motivation intrinsèque. Ne pouvant toujours pas constater d'éléments suffisants et dans l'échec des négociations avec la famille, cela peut mener à une injonction de scolarisation.
Désobéir à une injonction de scolarité soulève tellement d'incertitude et d'anxiété chez la famille (tribunal ? amende ? gendarmerie qui amène l'enfant à l'école de force ? prison ? placement de l'enfant ?...) que celle-ci peut aller jusqu'à s'exiler pour cesser de vivre dans la peur. Décision hâtive, vu que le pire qu'une famille puisse subir est (je vous cite) de "l'enquiquinement administratif". L’État n'a jamais séparé un enfant de sa famille pour une instruction supposément insuffisante. D'ailleurs, lorsque le climat familial et le milieu socio-culturel de l'enfant est favorable, il ne vous viendrait jamais à l'idée de saisir le procureur. Bref, la menace qui plane de séparer l'enfant de la famille est un épouvantail ; les parents en ont peur comme on peut avoir peur des fantômes. Ceci dit, c'est tellement tabou qu'on n'ose jamais en parler et mettre au clair que ce sort n'est réservé qu'à des parents pratiquant de sévères maltraitances sur leurs enfants ou un endoctrinement sectaire. Je suis bien content que l'échange de vendredi ait permis de mettre cela à nu de manière aussi claire.
Il m'est apparu que vos avis défavorables sont principalement guidés par la crainte que votre hiérarchie ou qu'une famille se retourne un jour contre vous pour avoir insuffisamment joué votre rôle, visant à fournir les suffisantes mises en garde aux parents faisant (selon vous) des paris éducatifs risqués et encore peu prouvés. Si ceux-ci se révèlent être un échec, vous risqueriez peut-être des conséquences.
Or, tout ce procédé cause des dommage collatéraux qui font que tout le monde est perdant. Vous êtes bien au courant que de plus en plus de familles ne déclarent pas leur enfant, cessent de recevoir vos recommandés, font semblant d'habiter ailleurs, refusent le contrôle ou ajournent sans cesse chaque rendez-vous. Par ailleurs, nombre de familles qui répondent présent vous mentent par peur de l'avis défavorable, comme des élèves qui trichent au contrôle. Vu l'ambiance habituelle des inspections, où, comme pour Mesdames Reboulleau et Rouyer l'année dernière, les familles se sont senties peu écoutées voire jugées sur leurs choix éducatifs, nombre d'entre elles ont maintenant peur de vous ou se sentent vexées. Elles redoutent l'inspection et tous les moyens sont bons pour l'éviter.
Or, si toutes les inspections se passaient comme celle de vendredi, il n'y aurait plus aucune raison de se fuir les uns les autres. Il n'y a plus de raison d'avoir peur les uns des autres. Je vais d'ailleurs encourager toutes les familles qui vous évitent à reprendre contact avec vous et restaurer un contact, pour que vous saisissiez justement l'ampleur du phénomène et le nombre de témoignages allant dans un sens similaire à ceux que vous connaissez déjà. Les familles seraient par ailleurs davantage sensibilisées à vos préoccupations. Cela permettrait d'établir une communication utile qui nous permettra à tous de mieux nous comprendre les uns les autres.
Côté familles, le plus important pour nous est de savoir que nous pouvons vivre avec la certitude absolue que nos enfants ne seront jamais placés, et que les pires conséquences que nous puissions vivre sont des séries de courriers et de rendez-vous administratifs. Les épouvantails s'envolent. Un grand merci pour cette mise au point !
3) Notre responsabilité conjointe
Venons-en maintenant au sujet qui nous préoccupe le plus à notre niveau : celui des conséquences plus systémiques du mouvement social dont nous parlons ici. D'après une récente discussion entre des représentants de EUDEC France et la conseillère du Président de Commission Bruno Studer, la préoccupation est bien présente au niveau national ; les députés de la Commission Éducation de l'Assemblée Nationale questionnent le phénomène. De plus en plus de familles et de professionnels quittent l'école publique. Pourquoi est-ce que les fuites s'accélèrent ? Quelles sont les motivations et les besoins de ceux qui partent ?
En Ariège, vous citez un contexte particulier, où l'insatisfaction vis-à-vis de l'école publique est particulièrement grande, malgré une offre pourtant diversifiée, incluant même des écoles Montessori. Malgré une certaine dose de démocratie et de pédagogies actives, malgré les efforts de l'éducation nationale pour se diversifier et se renouveler, on dirait que quelle que soit la proposition actuelle de l'école publique, force est de constater que nombre de familles n'en veulent pas. Toute tentative de les convaincre d'y réinscrire leurs enfants étant vaine.
Pour ce qui est de notre réseau de familles, ce n'est pas étonnant. Nous ne voulons pas de programme scolaire. Nous voulons une école où il n'y a ni attente de la part des adultes, ni évaluation. Le seul cadre qui nous est proposé pour cela aujourd'hui est celui des écoles hors contrat. Je n'ai pas l'intention, pour ma part, d'ouvrir une telle école, mais je constate que si j'entreprenais cela un jour du côté de la Vallée de la Lèze, je pourrais facilement réunir une cinquantaine d'élèves dès la première année.
Si j'avais le projet d'ouvrir une école comme l'École Dynamique sur ce territoire, et que j'avais le choix entre le public et le privé, je choisirais sans hésiter de travailler pour l’État. D'ailleurs, si ça ne tenait qu'à moi, les 30 écoles démocratiques en France seraient publiques plutôt que hors contrat. Mais force est de constater qu'il n'existe que 2 écoles démocratiques publiques aujourd'hui (le LAP et le Lycée Expérimental de Saint Nazaire), réservées aux plus de 16 ans, et s'adressant principalement aux décrocheurs. Il n'existe pas d'école pour les moins de 16 ans s'adressant à des familles qui font ce choix par adhésion et non par défaut.
Pour ce qui est du projet d'expérimentation publique à Grenoble que j'avais commencé à vous raconter, elle ne verra finalement jamais le jour, malgré le soutien du maire de Crolles, un local à leur disposition, le soutien de nombre de sénateurs et députés (dont Olivier Veran et Jean-Claude Carle). Les acteurs de l’Éducation Nationale ne souhaitaient pas le lancement de ce projet : opposition du côté de l'Académie de Grenoble, de la DGESCO et du cabinet du Ministre. JM Blanquer serait partant pour des expérimentations venant d'initiatives citoyennes et il aurait été prêt à émettre un décret dans ce sens, mais il ne peut pas agir sans le soutien des acteurs de l'EN sur le terrain.
Suite à notre entretien de vendredi, j'ai eu un moment d'Eurêka. La vallée de la Lèze et Grenoble sont des contextes différents. À Grenoble, il n'y a pas une telle population d'enfants qui évoluent hors de tout parcours balisé. Je pense que vous comme moi, plutôt que de les voir déconnectés de toute structure institutionnelle, nous souhaitons voir ces enfants fréquenter une école où ils saisiraient les enjeux de la vie citoyenne, en République ; où ils apprendraient ce qu'implique une vie en liberté avec les contraintes inhérentes à la vie collective, avec ses règles et les conséquences des actes de chacun sur le groupe. À l'heure actuelle, l'apprentissage du vivre-ensemble en démocratie ne leur est pas accessible, et nous craignons des phénomènes de repli sur soi et de méfiance de l'institution. Nous avons maintenant le choix :
Continuer d'essayer de convaincre les familles de revenir vers les programmes scolaires, de changer leurs choix éducatifs ou leur volonté de monter des structures comme l'école Pleine Nature. J'ai le sentiment que cette stratégie ne peut mener qu'à un conflit stérile et sans issue. Elle ne ferait que renforcer la fracture entre l'institution et ces familles, et le suicide social qui va avec.
Travailler ensemble pour élargir l'offre publique à des approches comme celle de l'École Dynamique et l'école Pleine Nature, qui répondent à un besoin et une claire volonté des familles. Une école avec une approche qui ne vous convaint pas vaut mieux que "pas d'école du tout".
Notre entretien de vendredi inspire une idée sur laquelle nous pourrions réfléchir et œuvrer ensemble : celle d'ouvrir un projet d'expérimentation publique dans la Vallée de la Lèze. C'est une opportunité de réintégrer de nombreux enfants déscolarisés au sein du système public, et éviter qu'ils ne se rabattent sur des initiatives privées répondant à leur besoin. Par ailleurs, l'IEF concerne nombre de familles pauvres qui n'ont pas les moyens d'accéder à une école privée. 36% de l'effectif de l'école Pleine Nature est issue de l'IEF ; je suis convaincu que si on rendait une école similaire accessible à tous les milieux économiques, ce chiffre serait encore plus élevé. Ne serait-ce pas une amélioration, de votre point de vue, que ces familles puissent accéder à une école, même si elle propose une approche dérogeant aux programmes, plutôt que d'être en IEF ? Je pense que l'IEF présente de grandes qualités et que ce cadre devrait toujours rester une option disponible, mais il me semble que vous et moi croyons aux bénéfices de vivre une expérience collective durant l'enfance, organisée selon des règles qui ont passé l'épreuve du temps.
Cette expérimentation permettrait aussi de contribuer à la recherche en sciences humaines et sociales, offrant aux chercheurs un terrain pour mener des travaux inédits. J'ai déjà en tête de nombreux détails concernant la mise en œuvre de ce projet, et je suis motivé pour travailler avec vous sur une telle réalisation.
Ceci dit, n'allons pas plus vite que la musique. Que diriez-vous d'en discuter d'abord dans un cadre plus informel ? Si vous êtes disponible pour faire le chemin, vous êtes invitée à venir à Pourgues, Le Fossat. Ce serait aussi l'occasion de faire connaissance plus directement avec ce lieu, plutôt que par l'intermédiaire des Renseignement Territoriaux. Qu'en pensez-vous ?
Bien à vous.
Le pari de la confiance en l'individu
Comment ça se passe, une vie à trente, quand aucune tâche n’est obligatoire ? Quand la contribution financière de chacun est libre ? Au coeur de cette balance entre liberté et responsabilité, découvrez les applications concrètes de ce pari inhabituel de la confiance en l’individu.
Elfi Reboulleau - cofondatrice du Village de Pourgues, autrice de contes philosophiques et du livre L'enfantement conscient. Elle est également musicienne, et partage des textes et son actualité sur son site.
Elle propose des immersions à Pourgues pour les familles intéressées par l'éducation démocratique.
Dans quelle considération de l'être humain avons-nous grandi ?
Un bébé d'à peine quelque mois de vie qui exprime son besoin de contact est parfois accusé de « faire des caprices », de tenter de « manipuler » ses parents pour un intérêt qui serait différent du leur. Quelques années plus tard, une jeune personne pourra être considérée comme incapable de discernement, d'une nature oisive et inconséquente dont on se méfie et dont on tente de la protéger. Même entre adultes, la crainte de l'égoïsme ou de l'inconscience de l'autre nous empêche souvent de tendre la main sans garde-fou.
Et si nous changions de logique ?
Au village, nous avons décidé de faire le pari de la confiance en l'individu. De bien grands mots, un peu pompeux et surfaits si l'on reste en surface. Mais si l'on entre dans le concret, dans l'application vivante de cette idée, alors cela devient intéressant, et pas si évident.
Tout est fait sur la base du volontariat
Vivre à 30 demande une certaine logistique en terme de tâches ménagères et d'organisation des repas. Au début de l'aventure, nous avions décidé de créer un grand tableau dans lequel chacun devait s'inscrire sur plusieurs créneaux par semaine : pour faire à manger, ou bien pour nettoyer la cuisine. Au sujet du ménage, plusieurs équipes se partageaient les différents espaces communs. Pour rester cohérents avec notre philosophie de base de respect de la liberté individuelle, nous avions trouvé comme compromis le fait que les villageois devaient s'inscrire mais avaient le choix de la tâche effectuée.
Au bout de quelques temps, nous nous sommes aperçus que le fait d'être obligés de s'inscrire créait une drôle d'ambiance, loin de celle que nous affectionnons, dans laquelle une personne agit de bon cœur car son enthousiasme n'est pas terni par la contrainte.
Au compromis teinté de peur, nous avons alors fait le choix de la radicalité. J'observe que c'est souvent dans des choix pleins et entiers que se révèlent les trésors entr'aperçus dans une intuition de base.
Après discussion, nous avons fait disparaître le grand tableau. Dissout les équipes de ménages. Plus rien, uniquement la confiance en la capacité des individus à pouvoir se responsabiliser sans contrainte extérieure. De nombreuses craintes sont apparues, mais nous avons sauté le pas.
Nous sommes passés par plusieurs phases, certaines où tout était fluide, d'autres où le chaos semblait s'installer. A chaque fois alors, une nouvelle organisation spontanée se mettait en place, les bonnes volontés se coordonnaient pour avancer ensemble. Aujourd'hui, nous ne regrettons pas ce choix. Même pour nos formations, nous recevons parfois une dizaine de personnes en pension complète pendant une semaine, ce qui représente une somme de travail considérable, et tout est fait sur l'unique base du volontariat. Sans aucune obligation de contribuer. D'ailleurs, certains villageois ne contribuent pas et personne ne leur en tient rigueur. Si une personne n'est pas là, c'est qu'elle met son temps et sa force ailleurs, dans quelque-chose d'aussi important. Même si elle a besoin de se reposer, si elle considère que c'est prioritaire, alors elle est soutenue.
J'observe que, souvent, lorsque les besoins d'un individu sont respecté, naît en lui spontanément l'envie de contribuer au bon fonctionnement du monde qui l'entoure. Nul besoin de le forcer, juste de le considérer.
Et si cela n'était pas le cas, que certains ne contribuaient pas du tout, ou très peu ? Eh bien si cela venait à me questionner, je sais que personnellement cela m'inviterait à prendre mes responsabilités et à aller parler avec cette personne de ce que son attitude éveille en moi. D'essayer de comprendre sa réalité.
Le pari de cette confiance en la capacité d'auto-responsabilisation de l'autre n'implique pas de tout accepter sans rien dire, en niant une réalité qui ne collerait pas à une vision idéalisée de la situation.
Au contraire, l'honnêteté me semble être un gage de progression individuelle et commune. Tout est une question de choix : celui de ne pas passer par la contrainte n'est pas plus facile ni plus difficile qu'un autre, c'est simplement celui vers lequel nous avons collectivement décidé d'aller, celui qui nous enthousiasme le plus.
La contribution financière mensuelle est libre
Nous appliquons la même logique sur le plan financier, ce qui soulève également des questionnements et craintes que nous avons décidé de ne pas suivre. Ici, chacun verse ce qu'il veut dans le pot commun qui nous sert à acheter de la nourriture, du matériel et à payer nos charges fixes. Nous avons calculé qu'une personne « coûte » en moyenne environ 540 euros par mois. Certains villageois aujourd'hui ont la possibilité de donner le quadruple, d'autres ne versent rien du tout. Nous avons confiance que chacun est conscient des enjeux financiers et fait de son mieux pour y participer. Il y a quelques mois, nous nous sommes aperçus être en déficit financier. Lors de la réunion prévue pour aborder le sujet, tous les villageois étaient présents, ce qui n'arrive quasiment jamais. A la suite de cette réunion, nous avons fait ensemble des choix ambitieux de réduction de nos dépenses, et plusieurs d'entre-nous se sont mis à proposer des formations sur le lieu, lançant ainsi leur activité économique.
La révolution « sollicitation d'avis »
Une autre de nos pérégrinations illustrant ce choix de la confiance réside dans le choix de notre organisation interne. Les décisions importantes sont prises lors du Conseil de Village hebdomadaire, auquel chacun peut participer. En dehors de cet organe, nous avions décidé au début de créer tout un tas de commissions. Les commissions « Espace verts », « Accueil », mais encore « Bien-être des habitants » ou « Aménagement ». Avec des sous-commissions, par exemple « Aménagement extérieur » et « Aménagement intérieur » etc. Quand un membre souhaitait prendre une initiative, il devait aller voir le responsable de la commission adaptée, qui devait organiser une réunion pour discuter et voter cette initiative. Le compte-rendu de cette commission était ensuite présenté et validé en Conseil de Village. Cela pouvait prendre des semaines !
Et puis un jour, on a tout mis aux oubliettes d'un vieux monde sclérosé. Plus de commission.
A la place, nous avons choisi le système de la sollicitation d'avis.
Un membre qui a une intention doit simplement en parler aux personnes potentiellement impactées par son idée, et à celles dont il estime qu'elles peuvent avoir une expertise, un avis intéressant sur la question. Par exemple, si quelqu'un veut planter un arbre, il peut aller voir une personne dont la maison donne sur le terrain ou il veut planter, et les membres qui s'occupent du design permacole du lieu ou sont connues pour connaître bien le fonctionnement des arbres. Les avis ou conseils qu'il va récolter sont consultatifs, il n'est pas obligé de les suivre. Nous faisons donc confiance a priori en l'individu pour mettre en place une sollicitation d'avis suffisante et agir en son âme et conscience selon ce qui lui semble le plus pertinent. Si une sollicitation est jugée comme mal menée a posteriori par un autre membre, il a la possibilité de saisir le Comité d'Enquête et d'Arbitrage afin que le collectif se positionne. Ainsi, nous apprenons à doser cette nouvelle liberté acquise, et assumons pleinement la responsabilité qui va avec.
Plus besoin de contrôle, de la validation d'un responsable, chacun est considéré comme capable d'agir de manière juste et assume les conséquences de ses actes.
L'exploration commune de ce choix de la confiance en l'individu est une aventure passionnante, qui bouleverse nos représentations et n'a pas fini de nous surprendre.
C'est une affaire à suivre !
Une semaine à Pourgues... et je me sens transformé comme jamais !
Extrait : “J’ai compris à ce moment ce qui fédérait cette communauté : la liberté. Ce n’est pas un petit mot ! La structure et le cadre qui la régit encouragent à exercer au maximum la liberté individuelle sans nuire à la communauté. […] mais l’expérience est allée beaucoup plus loin. L’expérience était humaine ! Durant ces 7 jours, (…)”
Martin Honoré - Il nous a rendu visite au Village de Pourgues dans le cadre de l’immersion “Comment créer une école ou un village démocratique” proposée par Ramïn Farhangi en Juin dernier. Martin relate dans ce témoignage l’expérience qu’il en a retenu.
Je m’appelle Martin, j’ai 36 ans.
C’est après plusieurs années d’enseignement en élémentaire que j’ai réalisé que le système éducatif n’était plus adapté à ma vocation: l’envie d’éveiller et de rendre autonome les enfants.
Je me suis alors passionné pour les pédagogies et les structures d’enseignement alternatives et notamment les écoles de type Sudbury.
Pas de programme, pas de classe d'âge, et un cadre démocratique pour toutes les personnes évoluant dans la structure : enfants, adolescents et adultes.
Lorsque je me suis inscris pour ce stage d’immersion, j’avais déjà découvert Ramïn Farhangi au travers de sa conférence TedX et je savais qu’il était co-fondateur de la première école de type Sudbury en France ; l’école Dynamique à Paris, 14ème. C’est donc avec l’espoir d’obtenir des « tuyaux » pour fonder ce type d’école, de questionner les limites de ce modèle et de développer mon réseau que je me suis rendu à Pourgues.
Durant le stage qui s’est déroulé de façon très organique, Ramïn a été constamment présent pour répondre et guider nos réflexions. Et oui, je n’étais pas seul, nous étions 6, un porteur de projet d’école démocratique et une famille porteuse d’un projet de communauté. Au début, mes questions ne concernaient que les écoles et l’éducation puis très rapidement j’ai réalisé que le Village de Pourgues fonctionne comme une école démocratique mais sans les horaires. Ici, c’est 24h sur 24 que la démocratie s’exerce et que les enfants et les adultes sont autonomes dans leurs apprentissages. Je me suis alors laissé embarquer par l’idée d’une communauté démocratique.
Embarqué mais pas séduit, j’avais beaucoup de peurs, souvent formulées par des questions commençant par « Et si … ». Et si les enfants ne veulent que jouer aux jeux vidéos, et si personne ne veut faire le ménage, et si personne ne paye ses charges ou ne participe à la vie du lieu… Ramïn avait toujours une réponse honnête et souvent illustrée par un fait qui avait eu lieu à Pourgues.
Ensuite, nous avons découvert le conseil de vie, où chaque membre de la communauté peut participer et exprimer sa voix. Cette instance démocratique définit les règles à suivre par les membres. Les membres peuvent avoir tout âge. Certains enfants ont le statut de membre suite à leur demande.
Nous avons aussi assisté à plusieurs comités d'enquête et d’arbitrage, où sont formulés factuellement les actes sur lesquels posent la réclamation, puis y est voté si oui ou non il y a eu transgression d’une règle et, si oui, est voté un arbitrage en conséquence de l’ampleur de l’infraction et de sa récurrence.
Voilà pour le cadre, très proche de celui d’une école Sudbury. Mais qu’en est-il des prises de décisions quotidiennes : si je veux faire un potager, si je souhaite construire un abri de jardin, si je veux animer un atelier au village, si je veux changer la moquette de la salle de lecture… Il me semble très lourd de devoir toujours attendre l’aval de tous ou de voter à la majorité…
Je dois dire que c’est lorsque nous avons abordé le fonctionnement de ces prises de décisions collectives que j’ai eu un moment de révélation. Ramïn m’a alors expliqué la sollicitation d’avis. Pas besoin de voter, pas besoin d’attendre un moment formel, le processus est très souple. Un tableau sur lequel sont affichés les différents projets auxquels pensent les membres permet à chacun de pouvoir laisser une note, un avis. Libre au porteur de projet d’aller en discuter avec certaines personnes, libre à lui de décider quand mettre en œuvre son projet, libre de suivre ou de ne pas suivre tous les avis. LIBRE.
J’ai compris à ce moment ce qui fédérait cette communauté : la liberté. Ce n’est pas un petit mot ! La structure et le cadre qui la régit encouragent à exercer au maximum la liberté individuelle sans nuire à la communauté.
Voilà pour le contenu du stage mais l’expérience est allée beaucoup plus loin. L’expérience était humaine ! Durant ces 7 jours, les échanges n’ont pas été cantonnés à Ramïn mais à tous les membres de la communauté. J’ai joué aux cartes avec certains, j’ai couru avec les enfants, j’ai cuisiné avec d’autres, j’ai débattu, j’ai ri, j’ai jardiné, j’ai lu, j’ai joué de la musique…
À Pourgues, j’ai rencontré des personnes d’une immense générosité, d’une bienveillance rare envers les autres et elles-même, d’une écoute attentive, respectueuses de chaque être, en quête de compréhension personnelle et universelle. J’ai assisté à des moments d’intelligence collective simples, j’ai senti beaucoup de joie, de sérénité et d’amour.
Voici le commentaire que j’ai laissé à chaud le jour de mon départ sur les réseaux sociaux :
« Expérience merveilleuse ! Je suis arrivé afin d’avoir des informations sur la création d’une école démocratique et je repars avec l’envie d’ancrer mon énergie dans l’action et de propager l’amour envers moi et le reste de la création !!!! »
Aujourd’hui, je peux affirmer que cette expérience m’a transformé, intellectuellement et humainement.
Merci encore mes amis et à très bientôt,
Martin
Poème d'une immersion à Pourgues
Village de Pourgues s'écrit,
Comme une poésie se lit,
Incroyable histoire se vit. (…)
Camille Lemasson - Suite à son immersion participative à Pourgues du 8 au 17 août 2018, Camille nous partage ce poème…
Village de Pourgues s'écrit,
Comme une poésie se lit,
Incroyable histoire se vit.
En bois, un bol prend forme,
L’œil, tout le corps présent,
De la vie dans la matière.
Regards humain-cheval cheval-humain,
Présence, dialogue, échange,
Ensemble, un chemin se trace.
Rencontre, éveil, déclic,
Éclairage et partage, question sans réponse,
Un magma, une fusion, une nouvelle création.
En tout sens, tout se questionne,
Déconditionne, un nouveau regard,
Des yeux qui s'ouvrent.
Pourquoi notre communauté réussit là où d'autres échouent - épisode 5 - Une vision cohérente de l'enfance
Pourgues étant une communauté de vie élargie qu'on pourrait qualifier de "grande famille pluri-nucléaire", la cohérence de la vision éducative commune est cruciale pour la stabilité, la cohésion et la pérennité de notre groupe.
Ramïn Farhangi - cofondateur de l'école dynamique et du Village de Pourgues. Auteur du TEDx et du livre "pourquoi j'ai créé une école où les enfants font ce qu'ils veulent" (à paraître chez Actes Sud en septembre 2018). Ramïn propose une formation pour les porteurs de projets d'écoles et de villages d'inspiration Sudbury.
Aujourd'hui, j'aimerais vous parler de notre projet d'abolir l'école et l'âgisme au Village de Pourgues. Porté à l'échelle d'un pays, c'est comme si on abolissait le Ministère de l'Education, et qu'on changeait radicalement notre vision de l’enfant, jusqu'à lui accorder un respect et des droits égaux à ceux des adultes.
Nous considérons que l'éducation, l'instruction et tous les apprentissages de chacun (adulte comme enfant) relèvent totalement de leur propre responsabilité, et non de celle des parents, de la communauté ou de la Nation. De quoi mettre un million de personnes au chômage et réduire le budget de l'Etat de 100 milliards d'euros (donc réduire du même montant le PIB = C + I + G + X - M, pour ceux qui ont fait un peu de macro-économie).
Nous considérons que chacun est déjà outillé et compétent depuis sa naissance pour faire ses propres choix, que son instinct et sa raison le mènent spontanément vers les défis dont il a besoin pour grandir et se réaliser. Nous considérons aussi que chacun a déjà accès à une abondance de ressources autour de lui pour apprendre ce qu'il veut.
Il n'y a pas lieu de planifier et administrer les apprentissages de qui que ce soit d'autre que soi-même. Il n'y a même pas lieu de proposer des objectifs motivants pour stimuler et guider les apprenants. Il n'y a pas lieu d'induire une volonté chez eux, car ils ont déjà leur propre volonté. Respecter la volonté de l'autre, c'est lui permettre de vivre libre. Et l'enfant est un "autre" comme un autre (pas mal comme punchline, non ?).
En fait, on pourrait dire que chez nous, il n'y a ni éducation ni apprentissage, ou que chaque instant est apprentissage, chaque instant est éducation, pour tous. Le zéro et l'infini se rejoignent lorsqu'on fait disparaître des concepts obsolètes.
Je ne vais pas m'étendre sur les principes inspirés de Sudbury Valley School, que vous pouvez déjà étudier en profondeur avec mon livre et nombre d'écrits. L'objet de cet article est plutôt d'explorer l'importance d'un consensus sur une vision commune de l'enfant au moment de fonder une communauté de vie. Imaginez une famille où les parents se rendent compte après la naissance de l'enfant qu'ils ont des visions inconciliables de l'éducation, malgré le fait qu'ils sont très amoureux et soudés en tant que couple. Ça peut être invivable au point de mener à une séparation, car l'identité de la famille et son objectif fondamental deviennent impossibles à construire. De même, Pourgues étant une communauté de vie élargie qu'on pourrait qualifier de "grande famille pluri-nucléaire", la cohérence de la vision éducative commune est cruciale pour la stabilité, la cohésion et la pérennité de notre groupe.
Tout comme les tenants d'une éducation française traditionnelle pourraient craindre la disparition de l'identité et la culture Française si on abolissait l'éducation nationale, nous sentons à quel point la cohérence de notre approche éducative est une question identitaire à Pourgues. Notre existence même est en jeu sur cette question. S'il arrive un jour qu'on perde suffisamment de vue notre idéal de libre enfance, il deviendrait difficile de distinguer ce qu'est, au juste, le Village de Pourgues. On pourrait alors jeter notre nom et notre logo à la poubelle, car ils ne vaudraient plus grand chose aux yeux du reste de l'humanité.
En fait, au moment de lancer ce projet d'écovillage lors des premières réunions en mai-juin 2016, le récit fondateur était déjà largement clair et partagé. C'était l'école dynamique élargie et généralisée à un village entier. Dès lors, tous nos exercices de groupe pour définir notre raison d'être et nos valeurs fondamentales n'ont été que confirmations de ce récit aujourd'hui bel et bien incarné dans le réel :
Nous sommes une communauté de vie écologique où la liberté individuelle est érigée comme valeur suprême.
Vivre libre est réellement le seul objectif réunissant tous les habitants. Et malgré le fait que dans la société, les enfants n'aient jamais eu droit à cette liberté, nous avons fait le choix controversé de les inclure dans le projet universel de démocratie libérale, étendu récemment aux femmes, réservé depuis toujours aux adultes.
Le plus habituellement, l'agro-écologie et l'écoconstruction sont au cœur de la proposition politique d'un éco-village, pour sortir du capitalisme et survivre à l'effondrement qui vient. C'est un objectif que nous partageons également. Ceci dit, le récit principal qui nous réunit tous est résolument tourné vers la liberté de la personne humaine. Notre proposition politique au devant de la scène est l'éradication de toute forme de coercition, et en particulier sur les enfants qui en sont les toutes premières et banales victimes dans ce qui se pratique conventionnellement.
Est-ce aussi facile à incarner qu'à prêcher ? Certainement pas. Ce n'est pas du jour au lendemain que les féministes même les plus engagés (hommes et femmes) ont su assumer une posture pleinement cohérente avec leur idéal d'égalité. De même, à Pourgues, nous traversons nos difficultés, nos contradictions et nos disputes concernant le projet d'abolir l'âgisme.
Parenthèse Flashback : À l'école dynamique, j'ai senti à quel point certaines propositions des parents étaient largement en contradiction avec le projet : apporter davantage de stimulation aux enfants, plus de renforcement positif et moins de sanctions ou que sais-je… L'adoption de ces propositions aurait certainement annihilé la lisibilité de ce qu'on est au juste. Nous serions donc devenus quelque chose de tout simplement inutile au monde.
J'ai toujours trouvé cela primordial de faire un choix identifiable et communicable avec des fondations bien ancrées, plutôt qu'un gloubi-boulga informe et instable, donc incapable d'inspirer une quelconque direction à quiconque. C'est pour cela que nous (les cofondateurs) avons autant tenu à protéger les fondations de l'école jusqu'à parfois parfois être perçu comme dogmatiques auprès des parents et sur les réseaux. Je ne regrette rien. Je considère que la pression de la socio-culture pour traiter nos enfants comme plus dépendants et moins responsables est suffisamment établie pour justifier une posture parfois défensive et hostile aux injonctions contradictoires de l'extérieur ("Sois toi-même et sois autonome, mais fais moi plaisir un peu quand même pour que je t'aime, hein ?! Et parfois, ce serait quand même bien que tu obéisses, aussi… parce qu'il faut trouver du travail, donc dès aujourd'hui, ce serait bien que tu fasses ceci et cela... etc.").
De même, à Pourgues, j'ai parfois senti que certains discours venaient contredire notre récit fondateur sur l'enfance, et ça nous mettait en colère, moi et quelques autres puristes, au point de passer pour des sortes "d'Ayatollah de la chapelle Sudbury". Nous avons connu un épisode de tensions tellement vives que certains se sont sentis au bord de l'exclusion, sous pression d'une sorte de tyrannie ambiante qu'ils recevaient ainsi : "soit tu changes ta manière de traiter les enfants, soit tu plies bagages et tu te casses !"
Cet épisode a fini par provoquer une certaine remise en cause, tout de même, dans ma manière de faire. Je m'efforce de ne plus émettre mes avis personnels sur l'âgisme à l'emporte-pièce. Soit une situation me paraît suffisamment abusive pour l'amener en Comité d'Enquête et d'Arbitrage pour que ce soit acté au niveau du groupe, soit je ne fais rien.
Avec le recul, il m'est parfois arrivé, je pense, de surestimer le risque existentiel. À Pourgues, je pense que la culture de l'enfance libre est tellement établie qu'on peut largement se permettre une certaine tolérance dans l'interprétation de ce que c'est. D'ailleurs, peut-être que les gens du 22ème siècle nous verront comme des arriérés pour ne pas donner un compte en banque, un téléphone, une petite voiture et un accès libre à l'alcool dès l'âge de 5 ans. Qui sait ?
Tout comme la non-violence, la liberté est une voie, et le cheminement est passionnant.
Guinguette powa, j'ai la foi
Je me souviens, c'était à Paris. Il y a deux ans, sûrement. Une grande feuille de papier blanc. Plusieurs cercles concentriques. Et nous imaginions ce que nous voulions mettre dedans. Je me rappelle avoir posé les mots « guinguette » et « musique » et « danse » et « bar ». J'imaginais déjà les ampoules colorées autour d'une piste de danse, à la nuit tombée. Je n’aurais pas pu croire que ça arriverait aussi vite.
Hélène Marquer - habitante du Village de Pourgues. Hélène a étudié la sociologie et le management des médias. Elle s'est vite rendue compte qu'elle ne tiendrait pas derrière un bureau. Elle a donc pris la caméra pour réaliser des vidéos sur la permaculture (pour l'association UCIT), l'éducation démocratique et d'autres sujets qui lui tiennent à cœur. La voici maintenant à Pourgues à la recherche de son artiste intérieur. Au village, elle s'amuse à organiser mariage, Guinguette, coudre des toiles de yourtes et des coussins, et danser quand elle peut !
Maquettes en papier
Je me souviens, c'était à Paris. Il y a deux ans, sûrement. Une grande feuille de papier blanc. Plusieurs cercles concentriques. Et nous imaginions ce que nous voulions mettre dedans. Certains disaient « des poules et des chevaux », d'autres « un jardin potager et des arbres fruitiers au pied desquels on pourrait se hisser et cueillir des fruits juteux », d'autres pensaient à un espace de transformation de légumes. Et je me rappelle avoir posé les mots « guinguette » et « musique » et « danse » et « bar ». J'imaginais déjà les ampoules colorées autour d'une piste de danse, à la nuit tombée.
Avril 2017, on remet ça. Tous à Pourgues ! Notre premier grand week-end ensemble. On l'avait appelé « Tissage de liens » car on ne se connaissait pas encore tous très bien. On avait passé 2 jours à se projeter dans ce lieu rêvé. On s'était déguisés pour les repas. A chaque fois, un papier était pioché et une équipe devait cuisiner sur le thème indiqué. Avec Benjamin et Jérôme on avait décidé de commencer pour « mettre la barre haut ! ». On a transformé la salle à manger en fast-food « Best burger ». On a servi des hamburgers et frites maisons. Je m'étais donné un nom américain à la con et je servais les gens en short et casquette, en criant, d'une voix nasillarde : « Bienvenue chez Best Burger ! ».
Entre les repas à thème, Salma nous avait invité à créer une maquette sur laquelle on posait tout ce qu'on voulait voir à Pourgues. Avec David, à la place de la vieille dalle de ciment, on avait dessiné un bâtiment avec un bar, des gens qui dansaient au rez-de-chaussée, un acrobate sur un monocycle qui roulait sur... une guirlande Guinguette.
C'était juste du papier, du carton, avec des personnages dessinés dessus.
Septembre 2018, je descends la colline pour rejoindre la bâtisse et traverse la dalle. Je passe entre le bar construit en bois et en terre (à droite) et la scène sur la gauche. Après 1 an et 5 mois installés à Pourgues, les guirlandes sont devenues réalité. Nous avons fait notre première Guinguette sur cette même dalle en ciment. Le week-end dernier, il y avait du monde adossé au comptoir ; de la musique et des gens qui dansaient. Il y avait même un spectacle de clown ; des danseurs de tango ; de la relaxation coréenne ; une pièce de théâtre dans le terrain pentu ; un parking rempli ; des centaines de sourires ; et presque 40 bénévoles. En fait, il y avait une vraie Guinguette chez nous !
Et tapez moi la joue, mais j'ai encore du mal à réaliser.
Pourtant, ce n'était pas gagné. Comme dans un jeu vidéo où l'on doit franchir des niveaux, c'était un parcours de sauts d'obstacles d'organiser la Guinguette !
Le papier a commencé à se solidifier avec Benjamin quand on s'est dit « Ouais, on va organiser une Guinguette à Pourgues ! ». On a mis une nappe à carreaux sur la table du salon, servi quelques limonades dans des verres à pieds, suspendu ma guirlande de sphères colorées, joué de la musette dans les enceintes et invité les habitants à partager un verre autour d'un power point aux couleurs chatoyantes.
Comment les choses se créent à partir d'images et de concepts et trouvent leurs solutions naturellement dans la matière ?
Comment les rêves passent-ils de papier à Guinguette à guincher ?
Moi, je pense qu'il y a un effet boule de neige. On va toujours plus loin, on pose toujours plus d'actes pour que ça prenne forme en vrai. Mais je pense que l'ingrédient essentiel à la réussite est la FOI. C'est la seule chose qui compte vraiment.
Raisonnablement, nous avions toutes les raisons rationnelles de ne pas croire à la Guinguette : pas assez d'argent ; pas les infrastructures ; pas les personnes mobilisées ; pas l'endroit idéal (l'Ariège est un des départements les moins riches et moins peuplés de France, les institutions n'ont pas d’argent, etc, etc.)
Au début, avec Benjamin, j'avais foi en la Guinguette. Et puis, je me suis mise à flipper. « Est-ce qu'on va y arriver ? On va jamais y arriver... Comment je vais trouver des groupes pour jouer alors qu'on n’a pas de budget ? » Rétractation, envie de me cacher dans une grotte. Ensuite, ce sont les autres organisateurs et les villageois qui s'y sont mis. « Euh, on s'y prend pas un peu trop tard ? » et « Y’aura jamais assez de monde ! » et « Un bar sans alcool ? Ça va jamais marcher ! » Questions, questions, peurs, peurs. Ma plus grande peur était le risque financier. Nous risquions de faire couler Pourgues.
Et puis, il y a eu un déclic. J'ai réalisé que le risque n'était pas aussi grand que ce que mon mental voulait me faire croire. Une lampe s'est allumée quelque part dans un recoin de mon cerveau « On peut y arriver ! J'ai confiance absolue ! ». Et alors, je me suis lancée dans le pari, à pieds joints.
« Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j'apprends. » Nelson Mandela
Cette phrase vient de s'afficher sur mon navigateur. Pile-poil quand je me remets à rédiger cet article. C'est sûr, il n'y a pas de hasard. Même les machines me le rappellent. Ça me fait penser à notre amie Caroline, qui est partie en voyage à vélo en Europe avec ses trois garçons. Elle avait demandé un conseil à un baroudeur : « Que dois-je faire pour que le voyage se passe bien ? ». Il avait alors répondu : « Te mettre en route. Les problèmes apparaîtront au moment venu et les solutions avec. »
C'est à 31 ans que je réalise que la vie, c'est prendre des risques. J'ai toujours eu une peur bleue des erreurs, peut-être à cause de l'école. Depuis toujours, je voudrais que les choses soient structurées dans un beau cadre avec toutes les réponses aux imprévus. J’en ai une image claire et une sensation de contrôle. Ainsi, j’ai souvent préféré rester dans ma zone de confort. C'était plus sécurisant que de tenter un pari, qui selon certains, ne tenait pas debout.
Avec ce projet de village et de Guinguette, quelque chose est en train de basculer en moi. Je comprends l'importance d'oser, même si tous les moyens ne sont pas réunis. La seule nécessité au départ, c'est de croire en son projet, puis d'y mettre toute l'énergie pour le rendre possible. Bien sûr, il y aura des doutes à certains moments. Mais je suis sûre que la vie, par un ensemble de hasards, de réponses et de solutions que je ne peux même pas envisager, va m'aider à le réaliser.
Quelques exemples Guinguette de la force de la FOI :
Exemple 1 : NOTRE BAR
Notre bar avait été magnifiquement commencé par Maxime et Alexandre qui avaient réalisé la structure en bois, puis le bardage et la couverture du toit. Jonathan avait continué en mettant en place les plans de travail. Il devait partir. Je m'attendais à ce qu'ils ne soient pas terminés pour la Guinguette. Pas grave, ce sera déjà pas mal. Le lendemain, qui débarque à Pourgues ? Adrien, ébéniste de formation. Il prend la relève et termine le bar.
Exemple 2 : LES BADGES
Je voulais à tout prix faire de jolis badges pour les organisateurs. Mais nous n'avions pas le budget pour une plastifieuse. « Je les imprime chez un imprimeur du coin peut-être ? Hum... bon j'attends, au pire, je les ferais avec du carton et de la ficelle ». Renaud arrive en début de semaine pour démarrer l'installation Guinguette : « Mais, moi j'en ai une plastifieuse avec mon asso ! Et puis j'ai même un barnum (j'en avais besoin pour l'espace technique) et des talkie-walkies (pour les parkings) ! ». Euh, pincez-moi encore, j'ai du mal à y croire…
Exemple 3 : ALALA
J’avais découvert un super groupe de musique et je souhaitais les faire jouer pour la Guinguette (pour info il s’agit de Vertical Play, et je compte bien les inviter à un autre moment). Ils m’appellent pour me dire que finalement, ils ne peuvent pas. Zut, bon, je vais trouver autre chose… Comme par hasard, mes amis Alice et Goul du groupe Alala, sont à la maison : « Mais nous, ça nous plairait de revenir pour jouer pendant la Guinguette. En plus on est dispo ce week-end là, on viendra à trois ! » Oaw le pied, et même Mohamed le percussionniste est venu jouer !
La force du collectif et de Superman
Cela m'amène aussi à parler de la force du collectif, du NOUS. La vie c'est comme une énorme parabole (comme celles pour capter le satellite à la TV). Si tu fais une demande, quelqu'un capte le message quelque part. « T'as besoin de talkie-walkies ? Vas-y j'en ai ! Une guirlande guinguette ? Simon, notre boulanger, en a une ! » Envoyer le message partout, comme quand on distribue des flyers et qu'on colle des affiches. Plus tu envoies le message, plus tu as de chance qu'il soit entendu.
Le collectif apporte des énergies et des idées que je n'avais même pas imaginées. Pour les toilettes sèches, nous allions utiliser les nôtres, rien de plus normal. Jérôme décide de poser un lavabo, et installe les guirlandes sur le chemin : des toilettes de rêve ont éclot ! Jérémy passe des heures à tondre la pelouse autour de la bâtisse. Je n'aurais jamais imaginé un si bel espace d'herbe ! Jérôme improvise un chemin et un théâtre de verdure à la tondeuse, si bien que je m'émerveille de cette ribambelle de gens qui cheminent en serpentant vers Les Crues. Renaud me rejoint pour installer des parasols puis ramener l'eau. Sarra m'aide à installer l'accueil. Liliana est finalement disponible pour aider Salma sur les affichages. Thomas improvise un espace pour les enfants avec des tissus et des coussins, à l’ombre. Là aussi il y a un effet boule de neige. Si je commence à y croire, NOUS y croyons et tout le monde veut jouer à ce jeu où chaque nouvelle pierre enrichit la structure. L'équipe du restaurant qui avait prévu de servir 40 personnes finit par en servir deux fois plus. Au bar, 40 kg de patates passent à 80 kg pour les frites. De nouvelles personnes débarquent à l'improviste pour aider. Elles rejoignent l'équipe accueil qui, comme par hasard, avait besoin de bras. Les exemples sont nombreux et n'ont cessé de m'émerveiller sur le moment venu. L'entraide et l'audace se transmettaient comme un joyeux virus. Je suis tellement pleine de gratitude.
Tout ceci me donne la force de croire en mes rêves. Je peux rêver un projet, le mettre sur le papier, et en moins d'un an cela peut exister. Peu importe les moyens que j'ai en cet instant. C'est inévitable, nous aurons tout ce qu'il faut pour l'accomplir au moment venu ! Faisons confiance aux solutions qui se présenteront sur notre chemin. La vie, l'univers, ou je ne sais quelle force à quel nom -appelons-la Superman- sera là pour nous. Superman sera toujours là pour nous faire réussir. Et notre esprit est bien trop étriqué pour savoir quelles solutions il va nous trouver. Laissons-lui le boulot, et occupons-nous du reste, les réponses viendront !
La vie en communauté : d'hier à aujourd'hui
Quelle continuité et quelles différences entre la vie en communauté telle qu’elle a pu être expérimentée dans les années 70 et celle que nous vivons aujourd’h’ui ? Je suis allé rencontrer Chantal et Jean-Pierre pour une discussion passionnante à ce sujet.
Elfi Reboulleau - cofondatrice du Village de Pourgues, autrice de contes philosophiques et du livre L'enfantement conscient. Elle est également musicienne, et partage des textes et son actualité sur son site.
Elle propose des immersions à Pourgues pour les familles intéressées par l'éducation démocratique.
Un pas de côté
Plongés dans une société d'hyper-consommation, de superficialité et d'isolement, nous sommes de plus en plus nombreux à choisir de faire un pas de côté. Il faut dire que les masques grotesques du bonheur « par l'avoir » tombent d'eux-même peu à peu, sous leur propre poids.
Les réalités écologiques, la détresse ambiante, le besoin de cohérence et de sens se font sentir avec force par celles et ceux qui aspirent à prendre leur vie en main, et leurs responsabilités avec.
Cet élan, bien vivant et en pleine croissance, n'est pas nouveau. A l'arrivée des premiers chants des pseudo-sirènes du consumérisme, certains, déjà, ne souhaitaient pas jouer ce jeu.
Je suis allée parler avec Jean-Pierre et Chantal, 70 ans, voisins Ariégeois. Lorsque le village a fait ses premiers pas, ils ont tout de suite participé à la campagne de financement participatif et sont venus passer deux jours en immersion avec nous. La vie en communauté, ils connaissent bien : 20 ans d'expériences diverses à leur actif ! Ce fut une rencontre extrêmement riche, qui nous a permis de toucher du doigt la continuité entre ce qui s'est joué à l'époque et ce que nous vivons aujourd'hui, ainsi que les différences notables.
Un destin choisi
Jean-Pierre et Chantal se sont rencontrés en 1969. Ils étaient alors étudiants à Toulouse, et n'avaient aucune envie de rentrer dans le modèle normé qui se proposait alors à eux : travailler pour accumuler des biens, s'enfermer dans une vie de famille étriquée, rien de tout cela ne faisait sens.
Sur la question du crédit comme moyen d'accéder à la propriété, Chantal se souvient :
« Je l'ai vu arriver gros comme une maison le piège du crédit, je me suis dis que jamais de notre vie nous n'en ferions et nous en avons jamais fait. Pour moi, c'était des chaînes d'illusions.
On aspirait à une très grande liberté, cette liberté profonde, intérieure, et ce n'est pas la matière qui pouvait nous enfermer. »
Avec d'autres jeunes nageant comme eux à contre courant, ils décident d'expérimenter la vie en collectif. D'abord dans un appartement en ville, puis plus tard, inspiré par le mouvement de « retour à la terre » venu des États-Unis, dans une vieille ferme à la campagne.
Jean-Pierre nous raconte la réalité de l'époque : les petits boulots, le niveau de vie très bas (le loyer de la ferme équivalait à environ 30 euros!), le confort sommaire.
« A un moment donné, dit-il avec le sourire, nous vivions avec un salaire de pion pour 6 !».
Plus tard, lorsque la nécessité d'avoir un revenu plus stable est apparue, certains se sont tournés vers l'artisanat, comme Jean-Pierre et Chantal qui se sont lancés avec succès dans la couture de vêtements.
L'aventure relationnelle
Un bel élan réunissait donc tous ces jeunes gens dans la construction commune d'une vie alternative. Mais une fois sous le même toit, comment cohabiter sereinement ? Rapidement et à plusieurs reprises, ces expériences de vie collectives se sont teintées de difficultés sur le plan relationnel. Non-dits, tensions accumulées... qui finissaient par des disputes, parfois violentes, et le départ de certains, voire l'éclatement total du groupe.
« On criait, parce-qu'on ne savait pas se parler ! souligne Jean-Pierre.
Nous avions très peu de connaissance sur la construction relationnelle, pas de méthode de travail sur nous pour prendre du recul, et donc peu la capacité à approfondir les problèmes rencontrés. ». « On s'est rendu compte ultérieurement, par le besoin, de la nécessité incontournable d'apprendre à se connaître davantage nous-même pour pouvoir être bien avec les autres. » ajoute Chantal.
Les groupes se font et se défont, certains (notamment à l'arrivée de leurs enfants) optent pour une maison individuelle et continuent à nourrir d'une autre manière leur soif d'alternative, avec la création d'écoles parallèles par exemple.
La force d'une conviction
Jean-Pierre et Chantal, eux, gardent leur cap et poursuivent leur expérience de vie en collectif. Pendant 7 ans, ils vivent dans une grande maison avec d'autres personnes, pas toujours les mêmes.
« L'aspiration était profonde, remarque Jean-Pierre, puisque malgré les difficultés, les échecs et les ruptures, on a continué à explorer systématiquement la possibilité de partager notre espace de vie avec d'autres. » Chantal continue :
« Tout cela nous a donné la force et le courage de continuer, parce que cette société ne nous plaisait toujours pas de toute façon ! Donc on préférait toujours faire l'effort pour un possible meilleur plutôt que de subir ce qui nous était proposé. »
Ils sont le pilier de ce lieu de vie, les seuls à ne pas partir. Ils continue à développer leur artisanat et demeurent stables dans leur couple. Chantal nous confie :
« Ça ne nous a pas empêché les aventures et expériences, mais toujours en restant ensemble. »
Tous les deux n'ont pas eu d'enfant. Par choix. Chantal explique qu'elle voyait la nécessité d'une tribu stable autour d'eux pour accueillir la vie. Il faut un village pour élever un enfant, dit un proverbe, et ce n'est pas moi, habitante de Pourgues, qui dirait le contraire. Autant de lucidité et d'intégrité me touchent tellement !
Ils nous raconte également comment les voyages qui ont parsemé leur vie ont contribué à nourrir en eux cette aspiration à une vie simple, sensée et avec une dimension collective forte. En Inde, Grèce, Bulgarie, Roumanie, à la rencontre de personnes qui n'avaient pas encore rencontré la société de consommation et son rythme fou.
« Cette grande liberté, ce grand bonheur avec si peu de choses, c'est ce qui nous a touchés. Même sans échanger un mot parfois, ils nous ont transmis dans le silence cette joie profonde du contentement avec peu, et ce sens du partage. Nous devions avoir 22 ou 24 ans, et ce que l'on recevait d'eux à ce moment là venait résonner avec nos aspirations profondes. Ça ne nous a jamais quitté. »
Qu'ont-ils vu en nous ?
« Ça nous a beaucoup touchés quand nous avons vu votre projet arriver dans la région, ça a fait renaître à l'intérieur ces aspirations qu'on avait à l'époque : un endroit démocratique, qui soit conscient, respectueux des uns et des autres. Enfin, c'est là ! Enfin ça existe c'est concret, on n'a pas fait qu'en rêver, ce n'était pas qu'une utopie, c'était possible et c'est là aujourd'hui. » expriment à deux voix mes hôtes.
Ils me décrivent ensuite ce qu'ils ont apprécié en venant nous voir. En particulier notre capacité à tout de suite se saisir des conflits ou tensions qui peuvent se présenter, à les aborder efficacement ensemble. Chantal y voit :
« Une maturité qu'on avait pas à l'époque, et le développement des qualités essentielles dans un groupe : oser être humble par exemple, reconnaître lorsque l'on a fait une erreur. ».
Un autre point essentiel réside selon eux dans notre posture de départ.Jean-Pierre détaille :
« Nous, on refusait quelque chose, avec violence parfois. On était dans cette posture là : on s'opposait à un système. Vous n'êtes pas la dedans : c'est pas dans ce système que vous voulez être, mais vous, vous êtes prêts à en construire un autre. Il y a un projet présent avant même le lieu, toute une réflexion, vous avez travaillé sur vous, vous avez réfléchi sur vous. Nous n'avions rien de tout ça, c'était un terrain nu. »
Ils apprécient également notre structure, notre façon de nous organiser.
« Vos réunions hebdomadaires, c’est magnifique, c’est magique ! Vous avez pu regarder en arrière, et su ce qu'il fallait faire, et ce qu'il fallait améliorer.»
Un héritage libertaire
Je quitte la jolie maison de Chantal et Jean-Pierre en réfléchissant à cette continuité entre nos histoires.
Cette capacité à communiquer plus sereinement, à développer une connaissance de nous-même et de notre fonctionnement plus aiguisée, à structurer notre fonctionnement collectif... nous la devons aussi à toutes ces personnes qui ont, avant nous, défriché le chemin.
Aux pionniers qui ont ouvert la voie avec courage, en total décalage avec les mentalités de l'époque, dans les domaines de la santé, de l'écologie ou encore des psychothérapies, entre autres.
Il en fallait de l'énergie pour s'extraire du milieu conservateur des années 60 ! Maintenant que les mentalités ont largement évolué, nous avons davantage de temps à consacrer à notre organisation, notre vision, notre bien-être. Un pas après l'autre, nous avançons.
Sans nul doute, c'est la même étincelle qui brille dans le regard de Jean-Pierre, Chantal, dans le mien et celui d'autres écovillageois de Pourgues et d'ailleurs... Et l'évolution continue ! Hâte de voir l'avancée de la génération qui suivra. Certains membres vendront peut-être nous interviewer d'ici une quarantaine d'années, qui sait ?
Pourquoi notre communauté réussit là où d'autres échouent - épisode 4 - l'art de communiquer
J'ai de la violence en moi, et il m'arrive de déverser cette violence sur d'autres. C'est dans la communication que s'instaure le respect ou la violence. C'est dans la communication qu'on construit ensemble et qu'on se détruit les uns les autres.
La non-violence n'est pas un état, c'est une voie. C'est un travail quotidien. Communiquer n'est pas une méthode à appliquer, c'est un art à développer. C'est un chemin de sagesse qui ne connaît aucune fin.
Ramïn Farhangi - cofondateur de l'école dynamique et du Village de Pourgues. Auteur du TEDx et du livre pourquoi j'ai créé une école où les enfants font ce qu'ils veulent. Ramïn propose une formation pour les porteurs de projets d'écoles et de villages d'inspiration Sudbury.
J'ai de la violence en moi, et il m'arrive de déverser cette violence sur d'autres.
En 2016, j'ai hurlé de rage sur une de mes collègues au téléphone au point de dire "tu représentes tout ce que je déteste", en réaction à de pourtant simples et entendables objections qu'elle apportait sur un projet que je menais. En 2017, rebelote avec l'assistante commerciale de la Résidence de l'Ecole Centrale Paris (alors qu'elle n'avait aucun pouvoir sur la situation), outragé par leur manière de négocier certains aspects logistiques de la conférence d'été EUDEC. J'ai ressenti une telle haine envers son patron pour cela que la nuit venue, des pensées noires tournaient en boucle dans ma tête. Il y a un mois, re-rebelote avec le centre des impôts de Foix qui m'appelle pour me dire que je nous n'avons pas le droit de vivre à trois dans une roulotte de 15 m², ce à quoi j'ai répondu "comment vous sentez-vous si je vous dis que vous êtes une petite fonctionnaire de merde dont la vie n'a aucun sens ?".
Il m'est arrivé de traiter mon propre père avec mépris, de m'adresser à lui comme si c'était le dernier des cons, à enchaîner quarante arguments à cent à l'heure pour lui démontrer à quel point il n'avait rien compris, et à quel point j'avais raison. Il m'est arrivé de mépriser les surconsommateurs qui dépassent la barre fatidique de ce que la planète peut régénérer : comment diable peut-on consommer trois planètes alors que les conséquences sont pourtant claires ?! Comment peut-on manger de la viande quotidiennement et ainsi soutenir un traitement aussi ignoble des animaux et déforester l'Amazonie ?! Merde à la fin ! Vous êtes stupides, ou quoi ?! Vous n'avez donc aucune empathie ?! Aucun sens des responsabilités ?!
Ces moments d'extrême violences sont suffisamment rares pour qu'on se pardonne les uns les autres et continue de vivre ensemble en paix. D'ailleurs, mon entourage vous dira probablement que je suis quelqu'un de tout à fait fréquentable, voire même d'une sagesse exemplaire. Pourtant, cette violence existe bel et bien, et parfois, elle prend le dessus sur moi au point que je perds tout contrôle. J'ai honte de cette bête qui sommeille en moi et ce dont elle peut être capable, moi qui aspire à être pure bonté et pure douceur. Par ailleurs, j'ai aussi de la violence plus ordinaire en moi au quotidien, que je garde secrète pour ne froisser personne : le jugement. Je juge presque tout ce qui ne me ressemble pas. Si je partageais tout ce jugement, je serais tout bonnement infréquentable.
Aujourd'hui, je doute que la non-violence puisse être atteint par qui que ce soit, même chez une personne comme Gandhi qui a dédié sa vie à cette voie. Sachant que tout jugement est une violence, celle-ci émerge en chacun de nous, plusieurs fois par jours. Ce qu'on peut faire de cette violence, tout au plus, c'est mettre de la conscience dessus, s'arrêter, respirer et désamorcer la bombe.
La non-violence n'est pas un état, c'est une voie. C'est un travail quotidien.
Vivre en communauté, c'est faire face à une telle diversité d'humains que cela risque d'éveiller les parties les plus sombres de chaque individu. Le choix d'un tel mode de vie nécessite donc de décupler ses efforts pour arpenter le chemin de la non-violence. Je pense que la survie d'un tel projet nécessite que chacun mette un maximum de conscience dans sa manière d'entrer en relation avec l'autre et avec soi. À Pourgues, notre stabilité et notre continuité dépend en bonne partie de notre capacité à développer notre art de communiquer les uns avec les autres.
Dans les trois premiers épisodes, j'ai parlé de nos fondations et de notre structure, inspirées de modèles solides qui ont fait leurs preuves dans la durée (Sudbury Valley School et Reinventing Organizations). Le design d'une gouvernance partagée est essentielle, et je pense d'ailleurs que ces structures inspirent la responsabilité individuelle et la non-violence dans l'informel. Mais la structure pure (même maniée avec une grande maîtrise) me semble insuffisante pour assurer la continuité d'une communauté. Une excellente école ou un excellent village opale (cf épisode 3) peut tout de même dériver ultimement vers un éclatement violent et irréparable du groupe. Pour l'avoir maintenant vécu depuis plusieurs années, je me rends compte toujours plus que le facteur humain est un défi qu'aucun principe ni outil ne saurait maîtriser. Pour surmonter ce défi, aucun concept, aucune méthode ne saurait exempter les individus d'un permanent et profond travail au contact du réel.
Communiquer n'est pas une méthode à appliquer, c'est un art à développer. C'est un chemin de sagesse qui ne connaît aucune fin.
Tout groupe sans chef qui se constitue devrait donc accorder suffisamment de conscience et de temps à ce challenge. TOUT le temps disponible si nécessaire. Au Village de Pourgues, notre principal projet commun durant les trois à six premiers mois fut de mettre en place une vie collective sereine et stable. Nous y sommes arrivés, et j'ose penser (au risque d'être pris pour un arrogant) que ce succès est définitif, et que notre groupe est maintenant suffisamment soudé pour être indestructible. Ce fut donc du temps bien investi.
Aussi, je pense qu'un groupe qui n'a pas les moyens d'investir tout ce temps ne devrait tout simplement pas se lancer dans l'aventure. Si les individus viennent seulement avec l'idée de s'occuper de leurs petites affaires personnelles et n'ont aucun intérêt pour la construction d'un collectif, s'ils vivent dans une sorte de stress financier et qu'ils doivent se démener avec mille soucis extérieurs au projet de vie commune, alors mieux vaut rester dans sa petite vie actuelle. À Pourgues, chacun a emménagé en se donnant tout le temps nécessaire pour aller pas à pas à la rencontre de l'autre et de soi. Chacun continue aujourd'hui d'accorder un grand soin à ses relations. Ce temps disponible me paraît indispensable au succès d'un tel projet.
Depuis le premier jour et pour le restant de nos jours, chacun d'entre nous travaille donc son art de communiquer, car chacun, à sa manière et selon une intuition qui lui est propre, a compris que sa stabilité psychique et celle des autres en dépend. Chacun a compris que son apprentissage du vivre-ensemble, son évolution personnelle et la santé des liens qu'il entretient avec les autres est une question de survie, autant que de bonheur.
C'est dans la communication que s'instaure le respect ou la violence. C'est dans la communication qu'on construit ensemble et qu'on se détruit les uns les autres.
Il existe nombre d'approches pour développer cet art, dont la fameuse Communication Non Violente inspirée des travaux de Marshall Rosenberg (voir Les mots sont des fenêtres, ou bien ils sont des murs). Il existe aussi des outils pour réparer des liens dont les fêlures ont des conséquences sur l'ensemble du groupe. À Pourgues, nous utilisons les Cercles Restauratifs, que je recommande chaleureusement.
J'ouvre une parenthèse : on me demande souvent pourquoi on ne prend pas soin des relations humaines, des émotions et besoins de chacun lors du Comité d'Enquête et d'Arbitrage (voir épisode 2), ce à quoi je répond que le CEA est un processus non-violent par lequel nous définissons ensemble nos règles de vie commune. Il n'a jamais eu vocation à faire autre chose, et c'est d'ailleurs un outil inadapté à toute autre fin, et notamment pour résoudre des conflits humains ou assurer une "thérapie" du groupe. Nous avons donc besoin de nous appuyer sur d'autres approches pour s'occuper de l'irrationnel, du subtil, de l'émotionnel, du relationnel... Fin de la parenthèse.
Quelles que soient les philosophies dont on s'inspire et les outils dont on se dote, il n'y a rien de plus puissant que le vécu pour progresser dans l'art de communiquer. J'entends parfois des porteurs de projets dire qu'ils vont fonder un collectif basé sur la gouvernance partagée et la CNV, et que tous les membres auront suivi une formation, donc tout ira bien. Sans aucun doute, ces formations sont d'une grande aide, mais tout comme on a besoin d'entrer dans l'eau pour effectivement apprendre à nager, on a besoin de vivre ensemble pour apprendre l'art de communiquer. Et il vaut mieux que dans un groupe qui se constitue, plusieurs personnes aient déjà une certaine expérience de la vie collective !
C'est en se levant chaque matin et en coopérant avec des personnes qu'on n'a pas forcément envie de voir tous les jours qu'on apprend à observer tout le jugement et la violence qu'on a en nous et les désamorcer peu à peu. Tout couple engagé pour le long terme a certainement vécu et senti cela. La communauté est une sorte de mariage avec des dizaines de personnes, chacune avec le potentiel de nous renvoyer nos parts d'ombre dont on ignorait même l'existence. C'est ainsi que la vie en communauté me semble être le plus puissant catalyseur de développement humain qui soit.
Il n'y a pas de recette magique pour apprendre à communiquer. Le progrès vient avec le vécu, la pratique et l'introspection perpétuelle. Il vient avec l'adversité, les plus lourdes difficultés, les défis et les erreurs. Il vient en côtoyant des maîtres qui nous inspirent. L'apprentissage d'une langue vient le plus efficacement par une immersion de plusieurs mois dans le pays. De même, l'art de communiquer vient le plus efficacement par une immersion dans une communauté de personnes libres, diverses et authentiques.
À Pourgues, je nous vois tous progresser dans cet art au quotidien. Je nous vois entrer en contact toujours plus consciemment avec l'origine de la violence qui réside en chacun de nous (jugement, culpabilité, jalousie, dégoût, etc.) et les transformer en objets de curiosité et d'étude, en opportunité de travail et d'élévation de soi. Je vois se développer davantage l'observation et l'écoute, plutôt que la réaction ou la fuite. Je vois des personnes en quête de toujours davantage reconnaître leur part de responsabilité dans ce qui leur arrive et se concentrer sur ce qu'ils peuvent faire, plutôt que de jeter la faute sur le reste du monde et se plaindre.
J'entends de moins en moins de récits qui confondent fiction et réalité, sous la ridicule lorgnette du bien et du mal, avec des personnages jouant des rôles de victimes, de fautifs et de juges. Je vois l'ensemble de nos interactions avec un regard neuf. Pour progresser vers l'excellence dans l'art de communiquer, nous nous efforçons à nous focaliser sur les faits et leurs conséquences, neutres de tout jugement. Nous apprenons à nourrir le contentement, lâchant toute attente qu'il pourrait en être autrement, qu'il existerait un mieux que ce qui est là, maintenant.
C'est cela, il me semble, qu'on entend par "bienveillance". Plus de victimes ou de coupables, mais seulement des situations, des perceptions, des émotions et des besoins. Les situations sont ce qu'elles sont. Et pour ce qui est des perceptions, des émotions et des besoins, c'est au final à chacun de se débrouiller avec. Si on a de la chance (et c'est habituellement le cas), nous avons des amis, des confidents autour de nous pour nous soutenir dans l'exploration de ces choses dont l'origine gardera toujours une certaine part de mystère. Pourquoi suis-je ainsi ? Pourquoi est-ce que je réagis comme ça alors que d'autres réagissent différemment ? Mon enfance ? Mes parents ? Mes ancêtres ? Mes gènes ? Est-ce que je peux changer ?
Je ne sais pas, et personne ne saura jamais, mais ça vaut quand même le coup de chercher sans cesse.
Vivre immergé dans une telle culture amène forcément chacun à progresser dans la prise de conscience et l'incarnation de la valeur liberté. C'est le "socle commun" de l'école Dynamique et du Village de Pourgues. Dans le prochain épisode, je parlerai de vision éducative.
"No limit" ou la recette de la bouillabaisse
J'ai parfois l'impression de vivre dans une énorme bouillabaisse où tous les éléments de ma vie se mélangent tels de petits légumes, bercés dans une sauce communauté.
Hélène Marquer - cofondatrice du Village de Pourgues. Hélène a étudié la sociologie et le management des médias. Elle s'est vite rendue compte qu'elle ne tiendrait pas derrière un bureau. Elle a donc pris la caméra pour réaliser des vidéos sur la permaculture (pour l'association UCIT), l'éducation démocratique et d'autres sujets qui lui tiennent à cœur. La voici maintenant à Pourgues à la recherche de son artiste intérieur. Au village, elle s'amuse à organiser mariage, Guinguette, coudre des toiles de yourtes et des coussins, et danser quand elle peut !
"J'ai parfois l'impression de vivre dans une énorme bouillabaisse où tous les éléments de ma vie se mélangent tels de petits légumes, bercés dans une sauce communauté."
Cette phrase m'est venue un matin d'été. Alors que je ne connaissais pas la recette de la bouillabaisse et ne suis pas sûre d'y avoir déjà goûté. Ceci devait certainement être mon illumination du jour, inspirée comme j'étais dans mon mobil-home de bord de mer.
Il m'a donc fallu rechercher la recette de ce plat marseillais. Dans la bouillabaisse il y a de nombreux poissons différents (lotte, rascasse, congre, vive, grondin rouge, st pierre) -selon les envies du cuisinier-, puis des petits légumes (oignons, poireaux, etc.) et de la rouille (un mélange d'ail, de piments, d'huile d'olive, de lait et de mie de pain). A noter que dans la bouillabaisse, on met tout, y compris les rebuts de poisson (tête et queue). Quand j'ai vu les photos sur Google, ce plat m'a semblé appétissant (même si je ne mange pas de poisson), un mélange plutôt coloré de rouge, avec des feuilles de persils flottant au milieu des parts de poisson.
Pourquoi ma vie au village ressemblerait-elle à une bouillabaisse ?
Ma première réponse serait : parce que tout se mélange. En vivant à plusieurs je ne sais pas toujours comment faire dans cette bouillabaisse très parfumée mais parfois complètement étourdissante. Il y a quelques mois et quelques années, je pouvais découper ma vie en morceaux, comme de petits légumes et chaque morceau avait son propre cadre et ses codes associés (le registre de langage, la configuration, les types d'interaction). J'avais par exemple la case université = cours, BU (bibliothèque universitaire), collègues de classe, emploi du temps, soirées arrosées, matinées embuées. La case maison = parents, sœur, bureau, lit, repos, créativité, refuge. La case Radio Campus : radio, collègues, fauteuils rouges, conversations journalistiques. De même quand j'observe la vie de mes voisins, j'imagine qu'ils ont une case maison/famille puis travail/collègues, parfois celle voiture/embouteillages, à certains moments la case temps libre/loisirs, la case « amis » et puis vacances/famille/voyage. A y réfléchir, en vivant dans ces cases, d'une certaine manière, j'y voyais assez clair. Je pouvais sautiller d'un segment de ma vie à l'autre, selon les envies. Et cette segmentation était possible car mes activités prenaient place à différents endroits.
En vivant en communauté, les cases explosent, pimentant mon quotidien !
La case travail rejoint la case loisirs, se mixe avec la case amis et flirte souvent avec la case famille. Cela a du bon. J'apprécie de vivre avec des gens qui sont mes amis, tout près de moi. D'autres sont ma famille, que j'aime retrouver à chaque retour au village. Certains sont mes collègues et nous bossons avec élan sur nos prochains projets (celui d'organiser une Guinguette par exemple). En même temps, je me sens parfois noyée dans la bouillabaisse.
Je sais que certains du collectif aiment dire « Ici, le concept de week-end, ça n'existe plus, nous ne sommes plus attachés à ça ! ». Certes, pour certains, cela veut dire « Ici, c'est tous les jours comme les vacances puisque je décide de mon emploi du temps comme j'en ai envie ». Pour moi c'est parfois trop prenant, puisque le collectif étant mon lieu de vie, je peux difficilement m'en écarter, à moins de « partir en vacances ». Eh oui, j'ai remarqué que j'utilisais volontiers ce terme quand je sors du collectif... Intéressant.
En fait, j'ai l'impression que le collectif, c'est un peu comme une entreprise : il y a tout le temps des choses à faire et j'ai du mal à m'autoriser du repos...
Maintenant, je ne vis plus dans la bâtisse donc je peux choisir de mieux segmenter mes moments. Mais des fois, il m'arrivait de descendre prendre mon petit déjeuner dans la cuisine commune et d'être plongée directement dans la sauce. J'entendais des remarques comme : « Tu sais qui a laissé traîner la cuillère dans le saladier toute la nuit ? », ou bien certains me questionnaient « Et, au fait, pour la procédure d'accueil, il faudrait penser à y ajouter une nouvelle proposition ! ». Maintenant que j'ai ma petite maison, je peux choisir quand je veux plonger à pleins poumons dans le collectif et ses challenges.
De même, imaginez que vous avez souvent, dans votre quotidien, des personnes nouvelles. Ce sont des visiteurs, amis des uns ou des autres, heureux d'être là et de vouloir faire votre connaissance. Et vous, manque de pot, c'est le moment où vous êtes mal lunés, vous êtes levés du pied gauche. Bref, vous n'avez aucune envie de socialiser et de répondre à cette personne qui vous demande « Mais où se trouvent les éponges propres ? ». (Nous avons même pensé à nous mettre des brassards aux bras pour signifier aux personnes qui voulaient nous parler, que nous étions disposés à être en relation (foulard vert), ou pas (foulard rouge). Cette idée me fait rire :). Et oui ! Il y a des moments, n'ayant pas de véritable limite entre un espace personnel et intime et un espace collectif, eh bien, j'ai besoin d'air.
Mon cœur de poireau réclame la solitude
Comment vivre avec ma moitié dans un collectif ? Être à Pourgues a fait éclater certaines représentations que j'avais du couple. Ici, je peux passer une journée sans voir mon amoureux. Nous nous faisons souvent à manger à des horaires différents. Je ne me sens plus obligée à certaines actions estampillées « couple ». Non sans peur, je me libère de conditionnements, quitte à trouver de nouvelles manières de réinventer la relation. Nous voulons chacun avoir notre petite maison l'un à côté de l'autre, pour choisir les moments où nous voulons dormir et être seuls, et ceux où nous voulons nous retrouver chez l'un ou chez l'autre (à la manière d'amants qui se rejoindraient le soir en escaladant le mur pour atteindre la fenêtre...). Nous sommes tous deux trop attachés à notre précieuse solitude...
Ici, tout ce qui d'ordinaire est segmenté : famille – travail - amis est relié. Alors ce n'est pas facile d'y voir clair. Je vis avec les personnes avec qui je fais mes principales activités, avec qui j'ai des relations intimes. Hum hum... Comment je vis tout ça moi ? Mon moi se mélange avec mon couple qui se mélange avec un collectif, avec d'autres gens. Tout sur le même lieu. Parfois cela a ses bons côtés : je me fâche avec mon chéri, je ne veux plus le voir. Je n'ai qu'à descendre de la colline et plonger dans les bras de Liliana pour lui confier mon fardeau. De même, j'ai envie de sortir à un concert de jazz, je passe voir Xenia et nous partons ensemble. C'est simple et immédiat, je n'ai pas besoin d'envoyer 10 textos et appeler 6 personnes pour pouvoir fixer un RDV avec l'une que je ne verrai que dans 3h. Mais parfois j'aimerais que ce soit plus segmenté.
Alors je vais me discipliner !
Bouillabaisse, je vais nager dans ton jus comme un poisson dans l'eau et choisir mon itinéraire !
Car je pense que le burn-out du collectif est vite arrivé. Si je vais dans la bâtisse, je peux voir 1000 choses à faire (rangement, organisation, etc.) et en même temps, avoir 1000 possibilités qui s'offrent à moi : jouer une petite partie de Splendor avec Arthur, jardiner avec Benoît. Cela me demande de clarifier ce que je souhaite faire et dessiner mes propres limites. C'est toujours jongler entre la détermination et le lâcher-prise, pour tout de même rester ouverte à ce qui se présente. J'ai l'impression d'être une sorte de funambule sur un fil, qui essaie à chaque instant de trouver l'équilibre. M'équilibrer entre mes besoins personnels, mes besoins en couple, mes besoins avec le collectif et ceux avec l'extérieur.
Puisque c'est comme ça, je vais recomposer la recette à ma façon ! On dit bien que les nouvelles recettes se sont faites avec des erreurs, n'est-ce pas chère tarte Tatin ? Alors qu'importe rouille, rascasse ou grondin ! Je peux vous remplacer comme je veux et re-doser mes ingrédients. Et puis j'imagine que selon l'humeur du cuisinier, le plat n'est pas le même. Alors dois-je sûrement apprendre à le déguster tel qu'il est ? Bouillabaisse, je t'aurai !!!
Vivre en tribu en France au XXIè siècle ?
La vie en groupe intrigue, attire, rebute... mais laisse rarement indifférent. Entre la représentation exotique des peuples premiers à l'autre bout du monde, et celle, largement caricaturée, des communautés hippies des années 70, il n'est pas évident de s'imaginer ce que peut être une vie à plusieurs aujourd'hui.
Et si elle était différente de tout ce qu'on peut imaginer ?
Et puis d'abord, pourquoi faire ce choix hors du commun ?
Elfi Reboulleau - cofondatrice du Village de Pourgues, auteure de contes philosophiques et du livre L'enfantement conscient. Elle est également musicienne, et partage des textes et son actualité sur son site.
Elle propose des immersions à Pourgues pour les familles intéressées par l'éducation démocratique.
La vie en groupe intrigue, attire, rebute... mais laisse rarement indifférent. Entre la représentation exotique des peuples premiers à l'autre bout du monde, et celle, largement caricaturée, des communautés hippies des années 70, il n'est pas évident de s'imaginer ce que peut être une vie à plusieurs aujourd'hui.
Et si elle était différente de tout ce qu'on peut imaginer ?
Et puis d'abord, pourquoi faire ce choix hors du commun ?
Revenir en arrière, non merci !
Nous sommes pour beaucoup arrivés au bout de ce que le modèle normatif dominant peut nous proposer en terme d'organisation sociétale. Chacun dans son petit appartement, à courir après un salaire qui permet de survivre voire de surconsommer, les enfants à l'école, les personnes âgées en maison de retraite, les animaux dans des zoos et les légumes en boîte... bref : tout le monde en prison ! L''envie d'un autre vécu, plus sensé, se dessine alors.
Or, il n'y a pas si longtemps que l'être humain vit ainsi isolé de ses semblables, et ce n'est pas le cas partout sur la planète. J'observe parfois la tentation d'idéaliser avec nostalgie ces contrées lointaines ou des temps anciens... mais à bien y regarder et sans généraliser, je suis globalement bien contente de certains de nos acquis, en terme de droits des femmes et des enfants notamment.
En terme de technologie également, je vois l'intérêt de certaines découvertes et innovations : par exemple de cette machine à laver qui en ce moment même me permet d'avoir du temps disponible pour écrire. Plutôt que de désirer faire un pas en arrière, je nous souhaite au contraire un bond en avant : par exemple la poursuite de la recherche, pour pouvoir bénéficier d'une telle technologie sans qu'elle ne soit plus polluante !
Malgré tout, cette attirance pour un autre mode de vie me semble détenir des clés fondamentales : Pourquoi cette fascination partagée pour la façon de vivre des « peuples premiers » ? Qu'est-ce qui nous manque tellement aujourd'hui, dans nos vies confortables d’européens du XXIè siècle ?
L'ouverture à l'autre
J'ai toujours senti, au fond de mon être, l'envie de vivre en groupe. Et dans le même temps je voyais dans une vie solitaire, isolée, une forme de tranquillité qui m'apaisait. Avec le recul, je sens à quel point j'avais peur. Peur de l'autre.
Nous vivons dans une société violente, où les pressions familiales et sociales dès le plus jeune âge se mêlent à un contexte global de « crise ». Dans lequel le rythme effréné, les logiques compétitives et sacrificielles ne respectent que peu la sensibilité et la singularité de chacun.
Rappelons-nous par exemple la plongée non choisie dans le milieu scolaire, avec ses règles, ses attentes, sa multitude d'interactions, ses boucs émissaires...
Dès lors, j'observe que beaucoup d'entre-nous adopte, comme stratégie inconsciente de protection, de fermer le plus profond de leur être, le plus délicat, à l’autre. Sauf dans une relation privilégiée dans laquelle on se sent en sécurité, une relation amoureuse par exemple.
Et si nous pouvions élargir ce sentiment de sécurité dans la relation et s'ouvrir davantage aux autres ?
Ici, au village, nous avons construit un cadre qui assure que chacun soit respecté. Cela permet à tous de prendre pleinement les rênes de sa responsabilité, et les résultats sur le plan relationnel sont étonnants. Par exemple, je me suis aperçue qu'une des choses que je craignais dans le fait de vivre en groupe était d'être jugée si je ne correspondait pas à certaines attentes, ou rejetée si je donnais franchement un avis non consensuel. Des croyances qui se sont dissoutes dans l'expérience, à chaque fois que j'ai choisi d'assumer mon émotion, puis de faire un pas vers l'autre en toute transparence.
C'est le rapport au monde de chacun qui s'apaise et s'éclaircit dans ce formidable bain d'humanité.
Une des autres craintes possibles est que l'individu soit envahi par le collectif, qu'il n'ai plus d'espace de solitude ou d'identité propre. J'observe, là aussi, dans le cadre que nous avons choisi, tout l'inverse. Je n'ai jamais appris autant à me respecter, à reconnaître et à faire honneur à mes besoins qu'en vivant en groupe. Et pour cause : nous sommes bien plus souvent qu'à l'habitude en relation, qui est le terrain privilégié pour évoluer dans cette reconnaissance. Également, dans un contexte de respect de l'individu, la vie collective devient un révélateur des qualités spécifiques de chacun. Elle devient une formidable occasion de se réaliser, de rayonner qui nous sommes, tous uniques et complémentaires.
Et puis il y a ce qui nous relie. La richesse de l'entraide, les liens d'affection et d'amour aux couleurs innombrables qui se tissent spontanément, la satisfaction de prendre soin et d'être soigné à son tour, l'élargissement naturel de nos points de vue une fois mis en commun.
Se saisir du sens
Une existence confortable, sans avoir à se soucier de sa survie au quotidien, est appréciable. Néanmoins, l'organisation sociale dans laquelle nous sommes majoritairement plongés nous éloigne tellement d'une prise en main directe de nos besoins vitaux ! Nous sommes malades ? Hop, un médecin et des cachets à prendre sans trop se poser de question. Nous avons faim ? Un tour au supermarché ! Ce confort moderne passe souvent par une forme d'hyper-consommation superficielle et vide de sens, qui permet peu d'être autonome dans notre rapport au monde. Nous sommes plusieurs à être venus chercher dans cette vie communautaire une autre forme de responsabilisation : celle d'avoir des actions directement en rapport avec nos besoins réels, en étant prêts à en assumer les conséquences. Faire pousser sa nourriture, prendre en main sa santé, coudre ses vêtements, réduire son impact néfaste sur l'environnement... des objectifs vers lesquels la plupart des villageois tendent ! La plupart, mais pas tous, ni tout le temps : rien ici n'est collectivement apprécié comme « bon » ou « mauvais », et chacun consomme ce qu'il veut comme il lui plaît. Ce constat du désir partagé d'aller vers des actions pleines d'un sens concret m’apparaît comme la simple conséquence d'une responsabilisation toujours plus grande dans tous les domaines de nos vies.
Être responsable, pour être libre.
Le contexte du village est idéal pour cela : un terrain de jeu de 50 hectares où tout reste à imaginer, et dans lequel chacun dispose de son temps de la manière qui lui semble la plus pertinente... Un terreau propice à l'enthousiasme !
Le lien à la nature
Un des point clé qui explique cette attirance pour une vie collective dans un milieu rural peut également se trouver dans un puissant désir de lien à la nature. Au-delà de tout argument rationnel, nombre d'habitants ou de visiteurs témoignent de la profonde satisfaction à se sentir dans un bain de nature au quotidien.
Que nous apporte la présence silencieuse des arbres, le festin d'un paysage grandiose, la complicité simple et toujours miraculeuse d'un lever de soleil ?
Chacun a ses réponses...
Il est sûr que les mains dans la terre, prendre conscience et contribuer au fabuleux processus de la croissance d'une plante, de la générosité de la terre, de l'union de tous les éléments dans cette expérience que nous appelons « la vie » ne peut que nous relier à une part profonde de notre être. Où se cache souvent une joie insoupçonnée.
Cette authenticité brute, cette plénitude sans compromis et ce rapport simple à soi, aux autres et au monde est à la source d'une intensité que nous sommes nombreux, de par le monde, à goûter avec délice et gratitude. C'est parfois difficile, confrontant, bousculant, épuisant... mais pour rien au monde je ne souhaiterais vivre autre chose.
En y réfléchissant... la plupart des points de vue de cet article auraient pu être défendus par celles et ceux qui avait choisi, dans les années 60 et 70, de vivre en communauté. Quelles différence entre leur vécu et le nôtre, quels points communs, quelle évolution ? Pour mon prochain article, j'irai échanger avec Jean-Pierre et Chantal, des voisins et amis de 70 ans qui ont vécus plus de 20 ans en communauté à l'époque et ont su garder toute leur intégrité. Rendez-vous le 15 septembre pour prendre connaissance de notre échange !
Pourquoi notre communauté réussit là où d'autres échouent - épisode 3 - l'organisation libérée
Au Village de Pourgues, un individu ne peut pas décider seul de changer les règles du jeu, mais il peut décider seul de toutes les actions qui contribuent à atteindre les objectifs du groupe.
Ramïn Farhangi - cofondateur de l'école dynamique et du Village de Pourgues. Auteur du TEDx et du livre "pourquoi j'ai créé une école où les enfants font ce qu'ils veulent" (à paraître chez Actes Sud en septembre 2018). Ramïn propose une formation pour les porteurs de projets d'écoles et de villages d'inspiration Sudbury.
Dans les deux premiers épisodes, j'ai partagé les deux aspects qui selon moi permettent une vie collective stable et sereine : 1) choisir l'individualisme comme parti pris idéologique et 2) mettre en place un cadre démocratique pour définir et assurer le respect des limites de la liberté individuelle.
Dans l'épisode 2, j'ai décrit plus particulièrement notre manière de prendre des décisions ensemble, avec un Conseil de Village hebdomadaire où l'on fait constamment évoluer nos règles de vie quotidienne et de fonctionnement par des propositions votées à la majorité.
Dans certaines organisations démocratiques, incluant d'ailleurs la Nation Française et Sudbury Valley School, on considère que toute initiative individuelle ayant un impact sur le groupe doit passer par le crible d'une délibération collective et d'une décision à la majorité. Par exemple, si quelqu'un souhaite faire évoluer le site internet de l'école, il présente un projet à la Commission Communication. Celle-ci travaille pour amener la meilleure proposition possible au Conseil, qui ultimement valide le projet.
Au Village de Pourgues, un individu ne peut pas décider seul de changer les règles du jeu, mais il peut décider seul de toutes les actions qui contribuent à atteindre les objectifs du groupe.
S'il souhaite faire évoluer le site internet de l'école, il peut le faire sans passer par le Conseil. Cela peut paraître fou et mener à quelque chose de totalement chaotique, mais c'est loin d'être le cas.
Une référence largement lue partout dans le monde sur ce paradigme organisationnel est Reinventing Organizations de Frédéric Laloux. Dans cet ouvrage, Laloux distingue principalement trois types d'organisation, avec un code couleur associé à chaque type :
Hiérarchiques (ou orange) : la bonne vieille pyramide que tout le monde connait, avec des chefs, des sous-chefs, etc.
Démocratiques (ou vertes) : la majorité des coopératives et associations, qui avancent lorsque le groupe entier est prêt à avancer.
Organiques / évolutives / libérées / réinventées (ou opales) : une toute petite minorité d'organisations faites d'intrapreneurs, libres de décider ce qu'ils veulent à leur niveau alors même que cela peut engager l'entreprise toute entière.
Une différence majeure entre Sudbury Valley School et le duo école Dynamique / Village de Pourgues réside précisément là. Dans une organisation opale, tout individu peut prendre des décisions opérationnelles sans obtenir la permission du groupe. La seule contrainte imposée à l'individu est de procéder à une sollicitation d'avis, c'est-à-dire de communiquer son intention en amont et écouter les avis des personnes concernées avant d'agir. Même s'il fait face à certaines objections, il reste libre de les prendre en compte ou pas, et d'agir comme bon lui semble. Il reste également maître pour évaluer le temps nécessaire entre intention et action, et les interactions qu'il souhaite avoir pour l'aider à questionner son intention et faire évoluer sa proposition.
Nous traitons ainsi différemment deux types de propositions. D'une part, les votes à la majorité font évoluer les règles (voir épisode 2), c'est-à-dire les limites du champ d'action de chacun. [note : le Conseil sert aussi à décider des inclusions et exclusions, votées aux deux-tiers]. D'autre part, la sollicitation d'avis permet à tout individu de mener des initiatives par lui-même, en mobilisant autant d'intelligence collective que cela LUI paraît nécessaire, adapté au niveau d'impact, de complexité et d'expertise nécessaire au cas par cas (et non selon une procédure prédéterminée par le groupe).
J'imagine qu'à ce stade, une objection évidente émerge chez de nombreux lecteurs : « et si un individu fait n'importe quoi et met sérieusement en péril l'existence du groupe ? » C'est vrai que lâcher un tel contrôle semble présenter un énorme risque à prime abord. D'expérience, je dirais qu'on prend en réalité moins de risque. Ayant testé l'organisation verte, j'ai vu d'une part que cela mène parfois à une flemme voire une paralysie pour proposer des nouvelles initiatives, tant les procédures sont contraignantes. J'ai vu d'autre part que la lourdeur d'attendre la tenue de la prochaine Commission et d'être soumis à un tel contrôle mène parfois à contourner les règles et mettre le groupe devant le fait accompli sans consulter suffisamment de personnes.
Aussi, alors que j'ai parfois vu des personnes dont l'avis est crucial être absentes à une Commission (en formation à l'extérieur, ou pris par des urgences), la sollicitation d'avis invite à une inclusion de toutes les personnes concernées sans qu'il n'y ait d'absent possible, vu qu'il n'y a pas un espace-temps précis dédié à la délibération. C'est d'ailleurs une des principales critiques qu'on fait de notre Assemblée Nationale qui prend nombre de décisions en catimini pendant la nuit. Chez nous, la participation démocratique se déroule réellement en permanence, ce qui garantit que tous les concernés seront réellement pris en compte. Du coup, de mon point de vue, une organisation opale est justement plus « démocratique » qu'une organisation verte.
Dans une organisation opale, oui, nous allons jusqu'à confier une telle confiance en l'individu a priori. Et si jamais quelqu'un considère qu'un individu a agi trop vite ou en ne sollicitant pas les personnes pertinentes, alors on peut en discuter en Comité d'Enquête et d'Arbitrage et évaluer si l'exercice de sollicitation d'avis a été suffisamment bien mené.
Un contrôle s'opère donc a posteriori, plutôt qu'a priori.
Cette confiance accordée a priori peut paraître démesurée, mais une fois qu'on incarne cette philosophie organisationnelle de manière assez pure, on constate que les membres font suffisamment preuve d'auto-contrôle et de prudence. On engrange ainsi tous les gains d'efficience venant avec le fait que chacun est maître du timing de ses projets, sans pour autant subir les conséquences de « mauvaises décisions ». En fait, j'ai constaté le contraire. Depuis que le Village de Pourgues a abandonné ses Commissions et a adopté la sollicitations d'avis pour l'ensemble de ses décisions opérationnelles, je pense que nous prenons de « meilleures décisions ».
Le tout premier argument qui m'a convaincu de proposer une telle voie à l'école Dynamique et au Village de Pourgues vient de ma lecture de Reinventing Organizations.(à lire absolument ! Il y a une version géniale en Bande Dessinées pour ceux qui n'ont pas la patience de lire un pavé). J'y ai découvert l'exemple de Buurtzorg, une entreprise hollandaise de soins à domicile dont l'histoire est à peine croyable. Fondée en 2006, elle est passée en sept ans de 10 infirmiers à 7000 (deux-tiers des infirmiers du Pays-Bas !). Selon une étude de Ernst & Young (2009), elle connaît des résultats renversants :
40% moins de temps consacré à chaque patient, alors que les infirmiers passent pourtant un certain temps à discuter et nouer des liens d'amitié avec eux.
Les patients restent moitié moins longtemps en soin car ils guérissent plus vite et deviennent plus autonome.
Les demandes d'admission aux urgences sont réduites d'un tiers, et le séjour moyen à l'hôpital est plus court.
Si tous les infirmiers hollandais rejoignaient cette organisation, la sécurité sociale hollandaise ferait 2 milliards d'euros d'économie annuelle.
D'autres résultats plus important encore restent difficiles à quantifier :
- Contrairement aux entreprises classiques, les infirmiers Buurtzorg offrent un accompagnement émotionnel et relationnel à ces patients souvent gravement malades ou en fin de vie.
- Les infirmiers se sentent à nouveau épanouis et fidèles à leur vocation, plutôt que de pester contre le système. Ils ont le nouveau problème de trouver un équilibre entre leur travail passionnant et leur vie personnelle, plutôt que de tomber dans l'absentéisme et le burn-out (60% d'arrêts de travail et 33% de taux de rotation en moins chez Buurtzorg que dans les entreprises classiques).
J'ai lu ce livre en 2015, pendant la fondation de l'école Dynamique, et il a été une grande source d'inspiration pour l'ensemble des cofondateurs. L'école et le Village ont tous deux commencé avec une approche hybride vert/opale, et se dirigent tous deux vers une approche résolument opale.
Je suis convaincu que l'ampleur des projets accomplis jusqu'ici au sein de ces deux lieux est en grande partie lié à notre adhésion à ce nouveau paradigme. Me fier à ma boussole interne et agir sans entrave, nouer des relations de totale confiance en mes collègues, bénéficier de toute la transparence sur ce qu'ils pensent de mes intentions... ces aspects subtils viennent inévitablement avec le paradigme opale et m'ont permis de me développer en tant que libre-entrepreneur de ma vie et de la contribution que j'apporte au monde. Je pense que cet "état d'esprit opale » qui mise sur la totale confiance qu'on met dans les autres et dans la vie est en train de grandir vite chez nous tous, et c'est beau à voir. Je me sens heureux de vivre ici !
Je fais c'que j'veux !
A priori, faire ce que l'on veut paraît simple. Mes premiers jours à Pourgues ont été relaxants. Mais en même temps me venaient des tonnes de questions : qui suis-je ? À quoi je sers ? Pourquoi je suis là exactement ?
Hélène Marquer - cofondatrice du Village de Pourgues. Hélène a étudié la sociologie et le management des médias. Elle s'est vite rendue compte qu'elle ne tiendrait pas derrière un bureau. Elle a donc pris la caméra pour réaliser des vidéos sur la permaculture (pour l'association UCIT), l'éducation démocratique et d'autres sujets qui lui tiennent à cœur. La voici maintenant à Pourgues à la recherche de son artiste intérieur. Au village, elle s'amuse à organiser mariage, Guinguette, coudre des toiles de yourtes et des coussins, et danser quand elle peut !
Je m'appelle Hélène. J'ai 31 ans.
L'année dernière j'en avais presque 30 quand j'ai débarqué avec ma twingo bleue à Pourgues. Le projet avait déjà démarré depuis un mois.
Après :
-un mois de quasi insomnie où je ne cessais de me voir en rêve traînant des valises débordantes, des bazars de poubelles sur un quai de gare
-un mois de dilemmes «est-ce que je reviens faire cette vidéo à Rennes, mais je serais installée, mince, je continue, je continue pas ? J'arrête, j'arrête pas ? »
-un mois de jalousies et de suppositions « mon mec est là-bas, il me parle presque pas au téléphone, ce sera fini, oui ce sera fini quand je vais débarquer. Si on est séparés, ça se passera comment ? »
-un mois de peurs, peurs PEURS peuuuuuuuurs, peur peur PEURS !!!!
J'ai décidé de tout lâcher. D'arrêter les activités que je menais et de sauter dans le grand bain. Inch allah aïe aïe caramba ! A moi liberté, autonomie, aventure !!! Je prends ma twingo et je me barre pour de bon !!!
J'ai fait la route pendant 9 heures. Une fois arrivée, je suis descendue en sueurs mais avide de découvrir cet eldorado de la liberté absolue. Et face aux montagnes, je me suis dit :
« Ca y'est ma route s'arrête ici. Car ici je peux faire ce que je veux ! Plus d'obligations, de pression, de il faut, je devrais. Ici je n'ai de comptes à rendre à personne. »
Et puis, je me suis vite rendue compte que ce n'était pas si facile...
« Qu'est ce que je fais là ? » vs « liberté chérie ! »
Avant le village, je vivais à Rennes dans un HLM au 7è étage, et je me sentais presque mal de rester chez moi à regarder le ciel entre deux montages vidéos alors que les appartements autour de moi étaient vides. A Pourgues, on a tous fait le choix d'arrêter ce qu'on faisait avant, pour être là et vivre l'expérience. Je me suis sentie soulagée de ne plus être une extraterrestre qui nage à contrecourant du rythme bien rodé du réveil matin – petit dèj – boulot – retour – dodo – week-end et RTT. J'avais juste le droit de choisir mon rythme, mes activités, bref d'exister sans avoir une question du genre : « tu fais quoi comme métier ? » qui retentisse à mes oreilles.
A priori, faire ce que l'on veut paraît simple. Mes premiers jours à Pourgues ont été relaxants. Je passais mon temps à admirer le paysage, dessiner, faire des cocottes en papier, faire des bisous à mon amoureux, manger, dormir. Un pur délice. Mais en même temps me venaient des tonnes de questions : qui suis-je ? À quoi je sers ? Pourquoi je suis là exactement ? Me donner un break était un vrai soulagement et en même temps il fallait faire face au vide. « Eh oui, là plus personne ne va pouvoir te dire ce qui est bon pour toi ! »
Solution de facilité
Après quelques semaines (ou jours?) de pure oisiveté, je commençais à avoir des scrupules. Mon mec traçait sa route, hyper productif, à faire des briques de terre crue tous les jours. Mac Gyver n'aurait pas fait mieux. Il avait beau me répéter : « Prends ton temps ma belle, profite d'avoir du temps pour toi... », je commençais à trépigner intérieurement. « Il faut que je fasse quelque chose, il faut que je me rende utile, il faut, je dois, il faut ». Je suis donc rentrée dans la phase : solution de facilité. « Puisque je suis là, autant que je serve à quelque chose dans ce projet. J'ai des compétences, il faut que je les mette à profit. » Solution de facilité par excellence : reprendre ses anciens réflexes, généralement ceux bien acquis car martelés pendant les études ou au travail. Rester dans sa zone de confort : dans ce qu'on sait faire. Exactement ce qu'il se passe pour la majorité des gens dans le monde du travail. Bravo Hélène, quelle innovation ! Alors je me suis mise à rédiger des comptes-rendus, des propositions, organiser des réunions pour structurer les choses.
En ai-je vraiment envie ?
Après plusieurs réunions et actions, j'étais contente de me sentir utile, j'avais pris ma place, rempli un certain rôle. Mais ça ne me faisait pas si plaisir que ça. Je me mettais à regretter les coloriages et les cocottes en papier. Pire, je me mettais à avoir de la rancoeur envers certains qui, selon moi, n'en faisaient pas assez. Faire le ménage de la cuisine deux fois par semaine le soir me mettait hors de moi.
« Mais ici, tu es responsable de toi, ma cocotte, tu ne peux rien attendre des autres ! Alors pourquoi les fais-tu ? »
Il a fallu que je me pose les questions. Qu'est ce qui me motive à faire ce que je fais ? Qu'est ce qui me motive à faire le ménage ce soir ? A assister à cette réunion ?
En commençant à creuser ma galerie avec une petite lampe torche, se dessinaient les réponses sur le plafond : j'ai envie de faire des choses avec les autres, j'ai envie de leur plaire, de leur faire plaisir, de me rendre utile, de faire bien (car il faut que les gens m'aiment et me trouvent formidable), de prendre ma place (car les autres ne me remarqueront jamais sinon), d'être parfaite. Et puis apparaissaient mes peurs « Si je ne reste pas pour faire à manger, les autres me critiqueront et me rejetteront du projet », « Si je ne vient pas à cette réunion, qui le fera ? Rien ne va bouger »
Il a fallu petit à petit prendre mes peurs et mes envies en main. Il a fallu pour certaines les enterrer dans du sable avec une petite croix de bois. Et faire le constat suivant :
« Tu ne fais pas les choses avec la motivation sincère. Accepte d'être seule dans ce qui t'anime toi plutôt que de t'agglomérer à quelque chose qui ne te comble pas. Accepter d'assumer ce que tu souhaites vraiment au risque de déplaire. Accepte qu'il n'y a peut-être personne ici qui partage totalement ce que tu aimes et ce n'est pas grave. Accepte de faire des actions qui auront des conséquences que tu ne peux pas contrôler. Mais surtout, essaie de faire vraiment ce que tu veux. Observe ce qui guide tes actions. Fais des choix pour celles-ci. »
Alors je me suis mise à faire de la couture, sculpter du bois, faire du jardin, cuisiner des desserts végans, faire des stages d'empreinte végétales, de clown ou que sais-je. Je continuais à faire certaines choses pour me donner bonne conscience ou parfois parce qu'elles me semblaient utiles, bien évidemment. Mais j'ai essayé de me laisser le temps de voir ce qui m'animait vraiment. Il fallait que j'essaie plusieurs choses pour me poser la question suivante : est-ce quelque chose qui m'anime profondément ? A ce moment là je voulais goûter à tout, tout croquer comme un buffet à volonté, quitte à frôler l'indigestion.
L'effet papillon
Se sont alors dessinés les contours de « je fais ce que je veux ». Petit à petit, je découvre ce qui m'anime vraiment. Je le vois comme le battement d'ailes d'un papillon qui rythme mon cœur à certains moments plus qu'à d'autres, qui me donne le sourire et la joie d'être moi, peu importe le reste et ce que les autres en pensent. Cela fait plusieurs mois que je fait des renoncements. Ce sont des petits deuils que je prends soin d'apaiser avec du baume d'amour. En même temps ce sont aussi des libérations. Non, ce n'est pas la voie que je choisis, parce que j'en choisis un autre. J'essaie aussi régulièrement de ralentir mon rythme car j'ai vite fait de vouloir boucler mon agenda pour me sentir exister, même dans un éco-village comme le notre.
J'ai l'impression qu'on nous a tellement répété que « dans la vie on fait pas ce qu'on veut », qu'on a bien enfoncé cette phrase comme un clou aussi difficile à retirer qu'Excalibur. Faire ce qu'on veut devient une quête du Graal qui demande de démonter tout ce qu'on s'est enfoncé dans le cibouleau depuis nos premiers pas à l'école, et dans cette société pas commode. En prenant ce chemin, je sens que petit à petit je me libère et je vais au plus près de moi. Je ne vais pas vous dire que c'est tous les jours facile et que je ne retombe pas dans mes biais, mais j'essaie petit à petit de devenir qui je veux.
Être parent dans un village Sudbury
Dans un collectif où l’autorité est replacée au centre de l’individu, et où les enfants sont considérés comme des personnes à part entière, que deviennent les relations parents-enfants ?
Elfi Reboulleau - cofondatrice du Village de Pourgues, auteure de contes philosophiques et du livre L'enfantement conscient. Elle est également musicienne, et partage des textes et son actualité sur son site.
Elle propose des immersions à Pourgues pour les familles intéressées par l'éducation démocratique.
Les parents et les enfants ont les mêmes droits ?!
Eh oui ! Ici, les enfants sont considérés comme des personnes à part entière, respectés dans leur singularité et capables de s'auto-déterminer. Cela ne signifie pas qu'ils sont considérés comme de « mini-adultes », ni que les besoins spécifiques liés à leur stade de développement ne sont pas pris en compte, mais bien que leur âge ne constitue en aucun cas un empêchement à bénéficier du respect de la liberté fondamentale due à chaque individu.
Mais alors, où se place l'autorité ?
C'est là un changement d'habitude radical qui vient bouleverser nos représentations : l'autorité n'est plus imposée par une personne extérieure, mais développée à l'intérieur de chacun. Nous avons ici un règlement intérieur, co-construit et sans cesse évolutif, qui définit les limites de nos champs d'actions, celles que nous avons ensemble considérées comme les plus pertinentes pour créer un cadre juste dans lequel chacun peut être tranquille. Toutes les personnes qui ont décidé de devenir membres de ce collectif, quelque soit leur âge, se portent garantes de son respect. Si une transgression de ce cadre se manifeste, nous pouvons en parler dans un espace-temps dédié, appelé le C.E.A (Comité d'Enquête et d'Arbitrage). C'est un organe collaboratif qui fait brillamment appel à l'intelligence collective en présence et évite les biais liés à la prise d'autorité d'une personne sur une autre.
Pourquoi ce choix ?
Par souci de justesse, de pertinence, de respect de l'être. Cela vient bouleverser certains conditionnements dont nous avons hérité et qui se révèlent peu intéressants. Dans une relation parent-enfant par exemple, nous n'avons pas l'habitude, collectivement, d'interroger la légitimité de cette autorité descendante du parent qui apparaît souvent comme un droit, voire un devoir. Pourtant, la source de la motivation du parent qui impose quelque chose à son enfant n'est pas toujours très claire : peurs, croyances, projections, suppositions... Autant de limites intérieures qui appartiennent au parent et qui peuvent entraver un enfant dans son épanouissement.
Et là aussi, le parent est respecté dans sa souveraineté. Si un cas impliquant un éventuel abus d'autorité d'un parent sur un enfant est abordé en C.E.A, cela ne fera pas place à une leçon de morale ou une analyse psycho-sociologique de la situation, mais simplement à l'assurance du respect de chaque individu selon le cadre que nous avons co-construit.
Des exemples !
Je me souviens du cas d'une enfant de neuf ans que je voyais tourner autour d'une miche de pain avec un air dépité. Je lui demandais alors si elle en voulait un morceau, ce à quoi elle me répondit qu'elle en avait très envie mais qu'elle n'avait pas le droit de manger entre les repas, ce que son papa lui rappelait régulièrement. J'observais dans le même temps une personne adulte qui, ayant eu un petit creux, avait fait une pause dans son activité pour venir manger ce dont elle avait envie. Il ne lui serait pas venu à l'idée de devoir rendre des comptes, ou bénéficier d'une quelconque autorisation pour cela, bien entendu !
Cette situation a été discutée en C.E.A, avec le papa, l'enfant et d'autres membres du collectif. Les faits objectivement posés, ce fut un moment riche d'arguments, d'écoute et d'intelligence, duquel chacun est ressorti ravi. Il a été décidé que les règles âgisme (qui protège les individus de toute discrimination liée à l'âge) et empêchement (qui spécifie que chaque personne peut mener l'activité qu'elle souhaite sans en être empêchée) n'étaient pas respectées. Plusieurs mois sont passés, et pas plus tard qu'hier, alors que j'écrivais cet article, j'ai vu cette enfant faire un tour dans la cuisine en plein après-midi, observer avec gourmandise le contenu de nos différents placards, et sortir avec un demi concombre à la main, en croquant dedans avec une exquise satisfaction.
Nous avons ici vu un enfant devenir végétarien (à la grande surprise de ses parents), un autre se mettre à manger des soupes d'orties comme repas unique pendant plusieurs jours, d'autres cesser de manger aux repas cuisinés pour croquer ça et là des fruits et légumes, d'autres encore tester d'improbables mélanges avec une grande satisfaction (ah, les tartines chocolat-fromage !).
Tout ceci comme conséquence de la possibilité d'apprendre à se connaître, sans être limité par une autorité extérieure arbitraire.
Cela m'évoque un autre cas typique. A un moment donné, je demandais régulièrement à Isaya, mon fils, de se laver. Comme il ne le faisait pas autant que ce que je pensais être nécessaire, je réitérais ma demande, insistait, pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'il cède.
Mon fils a alors saisi le C.E.A, et c'est avec beaucoup de joie que j'ai reconnu avec les autres que la règle « harcèlement » était ici en jeu (la règle âgisme n'existait pas encore, mais elle aurait pu être évoquée... Jamais je n'aurais dit cela à quelqu'un d'autre, bien que plusieurs adultes au village étaient lancés dans la démarche de ne plus utiliser de savon ni de shampoing et de moins se laver : je me serais sentie tellement intrusive ! Surtout que je ne subissais aucun désagrément lié à cette démarche). Ce qui est génial, c'est que je me suis aperçue ensuite qu'Isaya ne sentait pas mauvais, ni n'avait de problème de peau, au contraire. Ses cheveux également étaient magnifiques. Bel apprentissage pour moi !
Mais alors, que reste-t-il de la relation parent-enfant ?
Eh bien justement, il reste l'essentiel, qui a enfin la place de se révéler dans toute sa splendeur. Je vois ici se tisser de véritables relations d'être à être entre adultes et enfants, horizontales.
Des êtres qui se permettent d'être eux-mêmes, apprennent réellement à se connaître et à s'apprécier.
Combien de parents ne connaissent pas vraiment leurs enfants, dans ce qui les fait vibrer, leur façon singulière d'être au monde, au delà du rôle « d'enfant de » ? Vous-même, étiez-vous avec vos parents dans une relation de respect et de confiance dans laquelle vous vous connaissiez mutuellement en profondeur ? Également, le fait de questionner et d'élargir l'autorité parentale, loin d'amoindrir la force de la particularité du lien entre un parent et son enfant, ne fait que la renforcer. L'amour qui unit ces deux personnes est immuable, et ne se dilue d'aucune manière dans un collectif.
Et puis...
Être parent dans un village Sudbury c'est aussi être disponible, avoir du temps à passer seul et avec l'autre. C'est bénéficier de la présence de personnes de tous les âges, tous uniques et tous bienveillants. C'est voir son enfant déployer ses ailes sans limite à leur envergure, lui offrir le cadeau de la liberté. C'est être prêt à voir évoluer, sans cesse, notre vision des choses.
Bref, c'est une aventure passionnante et extraordinaire.
Pourquoi notre communauté réussit là où d'autres échouent - épisode 2 - les limites de la liberté
Même si cela peut sembler contre-intuitif à premier abord, la manière la plus logique et utile de définir ce qu'est la liberté individuelle est d'en préciser les limites.
Ramïn Farhangi - cofondateur de l'école dynamique et du Village de Pourgues. Auteur du TEDx et du livre "pourquoi j'ai créé une école où les enfants font ce qu'ils veulent" (à paraître chez Actes Sud en septembre 2018). Ramïn propose une formation pour les porteurs de projets d'écoles et de villages d'inspiration Sudbury.
Dans le premier épisode, j'ai d'abord défini ce que j'entends par "réussite" : nous sommes 23 personnes (bientôt 30) venons d'horizons variés et nous habitons en communauté de manière stable. Tous sommes heureux de vivre ici et avons l'intention de rester. J'ai aussi expliqué pourquoi je pense que le choix idéologique de l'individualisme a été un des facteurs clés de cette réussite.
Pour incarner ce fondement philosophique, un tel groupe doit travailler à harmoniser une interprétation commune de la liberté.
En effet, une fois qu'un groupe est prêt à s'embarquer dans une telle aventure, il rencontre le problème que chacun vient avec sa propre définition interne de ce qu'est la "liberté individuelle", autrement dit le "respect de chacun". La définition qu'une personne s'en fait résulte d'une somme infinie de conditionnements depuis l'enfance de ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. Les interprétations de ce qui est "dangereux", "grave", "sale", "injuste", "irresponsable", "agressif", "liberticide", etc. sont donc forcément diverses.
Je soutiens la thèse qu'il est essentiel de travailler continuellement sur l'élaboration d'une définition commune des limites de l'acceptable afin qu'un collectif d'individus indépendants puisse vivre ensemble de manière harmonieuse.
Même si cela peut sembler contre-intuitif à premier abord, la manière la plus logique et utile de définir ce qu'est la liberté individuelle est d'en préciser les limites.
En cohérence avec notre logique individualiste, notre groupe veille à fixer des règles concernant uniquement les interactions entre l'individu et le groupe. Il ne s'occupe pas de juger les projets et comportements qui n'ont pas de conséquence directe sur les autres. Par exemple, établir une limite de consommation d'alcool ou de jeux vidéos serait cohérent avec une logique collectiviste. Un tel groupe se donnerait un rôle de dicter à ses membres ce qui est bon ou mauvais pour eux, plutôt que de faire confiance que chacun est capable de développer son propre sens de la raison et des responsabilités.
Notre groupe ne s'occupe pas non plus de valider chaque projet que souhaite porter une personne (ex : installer un compost, organiser une célébration, etc.). La question des projets personnels qui impactent le groupe est légèrement plus compliquée qu'une histoire de "laisser-faire total" et j'en parlerai dans le prochain épisode. En attendant, je vous conseille de vous informer sur les entreprises libérées et la sollicitation d'avis. Pour la suite de cet article, je continuerai de me focaliser sur notre manière de fixer les limites de la liberté dans la vie quotidienne.
La logique individualiste veut qu'on fixe des règles uniquement pour empêcher de nuire aux autres, ce qui permet généralement un spectre bien plus large de choix personnels possibles à chaque instant. Par exemple, pour les activités dangereuses, on permet à chacun de jouer à volonté avec une voiture, des couteaux, des skis, une combinaison de vol, etc. tant qu'il est la seule personne à se mettre elle-même en danger.
Au Village de Pourgues, vous verrez ainsi uniquement ce genre de règles :
- Danger. Toute action présentant un danger potentiel ou avéré pour la sécurité d'autres personnes que soi-même est interdite.
- Abus verbal et gestuel. Il est interdit de s'adresser à une personne de manière agressive, insultante, humiliante, menaçante, etc.
- Âgisme. Chaque individu doit pouvoir jouir d'une considération et d'un traitement égal aux autres personnes quel que soit son âge.
- Nudité. Il est autorisé de s'exposer nu seulement face à des personnes consentantes.
Nous avons aujourd'hui 3 pages de règles. Le travail de définition commune n'est jamais terminé, car les notions de danger, agression, âgisme et même nudité sont relatives. Il n'y a pas de vérité mais seulement des choix possibles sur les limites du tolérable dans ces domaines.
En fait, au moment de rajouter une règle à notre liste, ce sont plutôt des principes de bases qui sont fixés et non des limites précises. À ce stade, nous faisons seulement le choix que nous allons éventuellement étudier certains comportements et évaluer s'ils sont hors-limite, sans partir avec de quelconques évidences a priori.
L'exercice de s'accorder sur une même définition de la liberté individuelle s'affine réellement lorsque nous amenons des situations à l'attention du groupe. Celui-ci va s'accorder sur une description factuelle des actions, un choix de les considérer hors-limite ou pas, et éventuellement des mesures visant à protéger et renforcer notre cadre de liberté. Notre Comité d'Enquête et d'Arbitrage (CEA), tenu selon le besoin, fait un travail préalable de traitement, soumis à l'approbation de notre Conseil de Village, tenu une fois par semaine. Sur une première année d'activité, le CEA a traité environ 250 situations, c'est-à-dire autant d'occasions d'affiner toujours plus notre cadre commun.
Voici un de mes exemples préférés pour constater le caractère éminemment relatif de notre culture de liberté à Pourgues :
Depuis 3 ou 4 jours, X demande à Y tous les soirs de se laver. X insiste pendant environ 5 minutes même si Y exprime plusieurs fois de ne pas vouloir le faire.
Dans cette situation, X est la mère de Y, un jeune de 9 ans. Nous avons considéré qu'une telle insistance pour soumettre l'autre à une vision forcément relative de la propreté relevait du harcèlement et de l'âgisme. Par ailleurs, il s'avère que plusieurs habitants se lavent bien moins souvent depuis qu'ils ont emménagé ici. Nous sommes plusieurs à nous laver selon le besoin du moment plutôt que de procéder à une douche quotidienne systématique (ce qui est d'ailleurs fort économe en eau !).
Ce point de vue s'explique par la grande importance que nous accordons ici à traiter les enfants avec le même respect qu'on accorde aux adultes. Nous nous permettons au plus d'informer un enfant des conséquences possibles de ses actes. Nous leur permettons de vivre leur propre expérience malgré tout, et nous n'essayons pas de les manipuler pour les soumettre à notre volonté, même si on pense communément que c'est "pour leur bien".
J'imagine que dans l'immense majorité des familles, on aurait considéré que cet enfant était sale, et X a simplement joué son rôle normal de maman. À Pourgues, nous prouvons au quotidien que les normes culturelles sont relatives vu qu'un groupe comme le nôtre a la capacité de créer ses propres normes.
Quantité de discussions similaires en CEA sur nombre de sujets nous ont peu à peu permis d'affiner notre vision commune de ce qu'on entend par "liberté individuelle".
Cela fait maintenant trois ans que j'observe l'évolution de l'ambiance à l'école dynamique et à Pourgues. J'ai pu observer que l'appropriation progressive de ce fonctionnement par les membres du groupe a permis l'instauration toujours plus effective d'une ambiance de bien-être, de liberté, de sécurité, de respect. Je suis convaincu que c'est principalement grâce à ce fonctionnement que Pourgues est un lieu où il fait aussi bon vivre ensemble, et que nous sommes en train de réussir là où ils sont trop nombreux, pourtant sages et intelligents, à échouer face au défi de construction d'une communauté.
Au village de Pourgues, j’adore l’entraide !
J’entends souvent dire que l’individualité tue à petit feu la solidarité. Pourtant, dans notre collectif, nous avons placé l’individu au centre de notre organisation humaine (voir article du 7/07 de Ramïn) et l’entraide naît spontanément.
Marjorie Bautista - enseignante à l'Education Nationale pendant 5 ans - cofondatrice de l'école Dynamique à Paris- cofondatrice du Village de Pourgues - Marjorie propose des immersions à Pourgues pour les familles qui ont fait le choix d'une éducation démocratique, en école, en famille ou en collectif.
L’entraide du quotidien
Aujourd’hui…
Je suis disponible le matin pour être à la piscine avec les enfants des autres villageois. Je joue avec eux et m’assure que tout va bien. Pendant ce temps, Xénia et Benoît prennent soin de mes plantes, et Jérôme et Jonathan installent le poêle dans le chalet pour que la famille de Xénia soit au chaud cet hiver. L’après-midi, Liliana joue avec Zeÿa, mon petit garçon de 1 an, pour que je puisse assurer ma responsabilité d’élue au CEA ( Comité d’Enquête et d’Arbitrage), l’organe qui régule la vie collective. Pendant ce temps, Hélène est à EMMAÜS en vue d’améliorer l’aménagement de la bâtisse et Arthur fait faire à Mia une balade à cheval. Le soir venu, Ramïn et Béa préparent le dîner pendant que Max, Alex et Benjamin terminent leur journée de chantier des yourtes. Quelle belle journée d’entraide !
L’entraide dans les moments difficiles
Cet hiver…
Ramïn est malade. Il a une gastro. Autant dire qu’entretenir le poêle dans la roulotte la nuit et sortir à toute vitesse dans le noir pour rejoindre les toilettes sèches à l’extérieur est une vraie course contre la montre! Sur la durée, c’est usant et pesant. Liliana propose alors de nous prêter sa chambre dans la bâtisse le temps nécessaire, pour avoir accès à toutes les commodités (toilettes et chaleurs) pendant cette épreuve. Ouf, nous sommes soulagés et pouvons continuer la traversée plus sereinement. Traversée qui durera plus d’une semaine!
Merci à Liliana! Elle aura contribué d’une certaine manière à la guérison de Ramïn.
Une autre nuit d’hiver…
Je suis seule avec Zeÿa dans la roulotte. Il n’a que quelques mois et a une forte montée de fièvre à 2h du matin. Zeÿa est brûlant et crie. Il est inconsolable. C’est la première fois que je côtoie la maladie d’un nourrisson. Je suis fatiguée, seule et désemparée. Que faire?...
Je saisie mon téléphone et appelle Xénia, une autre villageoise, en espérant qu’elle décrochera à 2h du matin. Elle répond, et arrive dans la roulotte quelques minutes plus tard. Une fois là, elle me donne le numéro des services médicaux d’urgence en Ariège, m’explique la procédure à suivre, prend Zeÿa et le berce pour le calmer, et une fois mon appel terminé, me donne quelques conseils à suivre pour soulager Zeÿa. Bref, en quelques minutes, elle m’a apportée ce dont j’avais besoin : du soutien et de la présence, même à 2h de matin! Merci Xénia.
L’entraide subtile
Ce matin…
Après avoir passé la nuit à allaiter Zeÿa, l’avoir douché, habillé, préparé son petit déj (car il mange aussi du solide), après avoir été attentive à ses pleurs et à ses cries, fait son sac, installé son siège auto... Je lance une machine de linge sale (à 1 an les repas sont très salissants) et pars faire les courses 30 min plus tard, débordée, sans sortir et étendre mon linge.
Mince…! Je bloque la machine à laver pour les autres villageois et mon linge risque d’avoir une odeur de renfermé à mon retour… ;(
Heureusement, d’autre villageoises prennent spontanément le relais : elles étendent mon linge, puis le détendent quelques heures plus tard et me le ramènent plié dans la roulotte! Et tout ça avec le sourire! Comme j’apprécie!
Ce midi…
Pendant le déjeuner, je m’installe avec Zeÿa sur les genoux. Il adore partager nos repas. Je sais que ces moments se transforment vite en champ de bataille avec de la nourriture sur la table et le sol. J’essaie alors de jongler entre mon assiette, mes couverts, les gestes brusques de Zeÿa, mon appétit et le sien. Je suis fatiguée rien qu’à l’idée de penser au nettoyage. De plus, j’ai soif, mon verre est vide (renversé par Zeÿa) et j’aimerais bien me resservir de la soupe. Pfiou, pas toujours facile d’être calme et joyeuse pendant les repas! Caroline le remarque. Elle revient avec un verre d’eau, une autre assiette de soupe et me propose de nettoyer le sol après notre déjeuner. Ouf, merci! Ces petits gestes sont parfois si précieux.
L’entraide à Pourgues est omniprésente, organique, spontanée, gratuite, subtile, salutaire, abondante. Elle rend le quotidien plus léger et simple. Elle tisse des liens de confiance avec l’autre, avec la vie.
Du collectif naît l’entraide. Il lui donne un beau terrain de jeu, un espace pour s’exprimer et prendre vie!
Le collectif est une force.
Pourquoi notre communauté réussit là où d'autres échouent - épisode 1 - l'individualisme
Aujourd'hui, dans notre société occidentale, je pense qu'une communauté locale fondée sur une logique purement individualiste a plus de chance d'être inclusive et résiliente qu'un groupe à tendance collectiviste qui, par moments, planifie et dicte des activités à l'ensemble des acteurs.
Ramïn Farhangi - cofondateur de l'école dynamique et du Village de Pourgues. Auteur du TEDx et du livre "pourquoi j'ai créé une école où les enfants font ce qu'ils veulent" (à paraître chez Actes Sud en septembre 2018). Ramïn propose une formation pour les porteurs de projets d'écoles et de villages d'inspiration Sudbury.
En mars-avril 2017, les 10 premiers membres du Village de Pourgues ont emménagé sur place. On pourrait croire que cette combinaison de 10 sympathiques personnalités dans un cadre paradisiaque avec 100% de temps libre avaient tout pour vivre en harmonie. Et pourtant, si vous leur posez la question, ils répondront tout le contraire :
"Nous avons eu des débats interminables sur le nom du village, la liberté des enfants, la nudité, le lieu du compost à caca… les conflits prenaient tellement de place que le quotidien en devenait souvent pénible. Encore un ou deux mois de plus à vivre ainsi et plusieurs d'entre nous auraient quitté l'aventure fâchés et peut-être même définitivement dégoûtés par la vie en communauté."
De juin à septembre 2017, 10 nouvelles personnes se sont installées et le climat s'est nettement amélioré. Un an plus tard, en septembre 2018, nous serons 30 habitants (dont 9 enfants de 1 à 10 ans). Aujourd'hui, vous les entendrez plutôt dire :
"Je n'ai jamais été aussi heureux. Je vis au meilleur endroit qui soit. Je ressens un profond respect et de l'amour pour les autres, y compris ceux qui activent parfois du désagrément en moi. Je suis totalement confiant que la vie collective continuera de se dérouler en toute sérénité."
On entend souvent que 90% des projets de communauté échouent à cause de ce qu'on nomme habituellement le PFH (putain de facteur humain). Cela s'est vérifié par les nombreuses expériences menées depuis les années 70. Elles suffisent à démotiver les plus raisonnables d'entre nous à se lancer dans l'habitat collectif. Pourquoi me suis-je senti confiant à 100% pour fonder une communauté malgré tout ? Comment expliquer la résilience du Village de Pourgues ?
Dans cet article, j'aimerais apporter une première explication : l'individualisme comme choix idéologique de base.
Le lecteur interprétera peut-être hâtivement "individualisme" comme l'esprit de "chacun pour soi" ou de "tous contre tous" que l'on connaît habituellement dans la compétition scolaire ou économique. En fait, je parle ici d'une vision possible selon laquelle on peut organiser la relation entre l'individu et le groupe afin de faire société de la manière la plus efficace et la plus heureuse possible.
Par exemple, presque partout dans le monde, le système scolaire est conçu selon un parti pris collectiviste car l'activité des acteurs (professeurs et élèves) est planifiée et administrée. Le système économique, quant à lui, est plutôt conçu selon un parti pris individualiste : chaque acteur fait ses propres choix et évolue librement au sein d'un cadre où les règles du jeu visent uniquement à éviter les abus. L'offre et la demande se rencontrent spontanément sur un marché autorégulé dont personne n'a prévu le déroulé en amont.
Aujourd'hui, dans notre société occidentale, je pense qu'une communauté locale fondée sur une logique purement individualiste a plus de chance d'être inclusive et résiliente qu'un groupe à tendance collectiviste qui, par moments, planifie et dicte des activités à l'ensemble des acteurs.
Par exemple, dans une communauté où l'on répartit les tâches de cuisine, de ménage ou de jardinage de manière égalitaire, certaines personnes qui n'aiment pas pratiquer ces activités devront se plier à une obligation (donc vivre dans le sacrifice de soi) pour assouvir les besoins du groupe. Cela peut seulement s'établir par la soumission de tous à une autorité forte (que ce soit un tyran où le groupe tout entier) et tenir sur la durée lorsque la pratique est engrammée dans la culture, lorsque l'individu a totalement intégré certaines contraintes comme évidentes. Le suivi supposément obligatoire d'un programme scolaire de 6 à 16 ans est un bon exemple d'un sacrifice de soi qui fait aujourd'hui consensus dans notre culture.
À Pourgues, des individus essayent de faire communauté alors qu'ils sont issus de cultures très diverses. Certains ont parfois une petite idée de règles à généraliser pour rendre notre communauté toute entière plus écologique et plus juste. Les discussions concernant l'élevage et la consommation carnée sont un bon exemple de dissensus. Là où certains soutiennent qu'on devrait respecter les animaux autant que nos enfants, d'autres souhaitent continuer à jardiner avec du fumier, manger du yaourt, du fromage, du miel et de la viande. Dans un contexte de dissensus sur un grand nombre de sujets de la vie quotidienne et la vision d'un "monde idéal", toute administration de l'activité individuelle par le groupe serait vécue comme un sacrifice. L'individualisme est ainsi le choix réaliste et non-violent par excellence.
À Pourgues, notre fonctionnement démocratique est le reflet de ce choix idéologique. Notre Conseil de Village hebdomadaire a uniquement pour fonction de veiller au respect de la liberté individuelle et non d'administrer les individus. Il fixe seulement les contours d'un cadre le moins contraignant possible au sein duquel chaque personne évolue en toute liberté. Par exemple, concernant la cuisine et le ménage, la tentation est forte de mettre en place un système égalitaire, et nous l'avons fait au départ, conditionnés par l'idée selon laquelle ces activités seraient des corvées dont personne ne voudrait. Aujourd'hui, la cuisine et le ménage sont assurés par les personnes chez qui cela suscite du sens et de la motivation.
Une bonne partie du village ne touche ni au balai ni aux casseroles, ce qui a amené nombre d'entre nous à questionner la culpabilité et le jugement que cela pouvait engendrer. Peu à peu, chacun de nous fait son chemin pour sortir d'un préjugé selon lequel il existerait des passagers clandestins ou des fainéants. En fait, il n'y a pas lieu de juger les choix individuels ou d'évaluer la performance de ses collègues. Plutôt que d'imposer aux autres une vision de ce qui relèverait du bon sens, nous partons du principe que chaque individu nourrit le groupe à sa manière et que l'activité de chacun est sensée, quelle qu'elle soit. Nous faisons confiance a priori à l'individu comme étant le mieux placé pour choisir sa propre activité et s'autoévaluer.
Nous avons appliqué cette logique à l'ensemble de l'activité quotidienne du lieu, de sorte que nous pouvons honnêtement déclarer être un village où chacun fait absolument ce qu'il veut. Et vous, que pensez-vous de cette culture de pleine liberté et non-jugement des choix de chacun ? Pensez-vous que vous seriez heureux de vivre dans un tel lieu ?